C’est en avril 2023, il y a presque deux ans, que j’ai découvert la danse de Dalila Belaza avec le noir hallucinatoire de Figures.
Je chemine depuis, un peu à côté et avec elle. Orage est un spectacle dont j’ai entendu les prémices rapidement après notre rencontre. Ce texte est une trace, le souvenir d’échanges et de moments au plateau, un carnet de travail qui accompagne les premières représentations de cette nouvelle création.
Image de chaos tellurique interprétée par le duo que forme Dalila Belaza avec Serge Teyssot-Gay, compositeur et guitariste, Orage est une histoire de survivance, l’exploration d’un état de ce qui subsiste après l’atrocité, arraché mais encore en mouvement.
Chercher le commun
Comment continuer ? La naissance de la forme commence par une question ; la création d’un spectacle n’est pas un eurêka. Le travail se fait en passant et en repassant sur la sente mainte fois arpentée. Comment inscrire ce qui est à venir dans la continuité de ce qui a déjà été fait ? La prémice devient leitmotiv, retrouvé à chaque embranchement, à chaque fois qu’on s’était laissé aller à attendre l’évidence. Créer est un principe de creusement, non pas vers l’avant, comme si le travail était affaire de progression, mais à l’intérieur de soi. C’est ainsi que le geste est à l’œuvre chez Dalila Belaza, une recherche en forme de constellation.
Orage s’inscrit dans la continuité de ce qui est à la racine de l’œuvre chorégraphique de Dalila Belaza, la recherche d’un commun.
Ses premières créations, Au cœur, Figures et Rive sont autant de ramifications d’un même cheminement intellectuel – « Aujourd’hui, je réalise que je recherche le récit intime, mystérieux et immuable qui sommeille en nous. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai vraiment le sentiment que ces trois pièces vivent en même temps et se complètent comme trois facettes d’une large question ». Lorsque Dalila Belaza me parle d’Orage pour la première fois, il est néanmoins question d’une autre filiation. Sa forme prototypique serait Ana Ounti, création donnée en 2022 dans le cadre des Vive le sujet au Festival d’Avignon. Avec cette courte pièce, elle cherchait déjà à ouvrir un espace de résonance entre la parole – le chant et la poésie –, le corps – la danse –, et le son – la musique. Tout comme le trio composé avec Chouf et Trustfall était né avec l’intention, non pas de donner à voir du contraste, mais de faire advenir la possibilité d’une rencontre, Orage s’inscrit dans la continuité de ce qui est à la racine de l’œuvre chorégraphique de Dalila Belaza : la recherche d’un commun. Ainsi, si la rencontre avec l’altérité n’est jamais le point final de la création, elle n’en reste pas moins le moteur ; la danse est un langage qui naît dans la résonance.
La musicalité est un principe à la fois structurant et rémanent du travail de Dalila Belaza, inscrit dans chacune des pièces créées depuis la fondation de sa compagnie. Par un savant et fragile jeu d’équilibre, elle traverse les corps et place l’écoute au centre de l’édifice. Chez Dalila Belaza, musique et lumière sont conçues dans le même temps que la chorégraphie, et considérées avec le même degré d’importance. Elle est d’ailleurs également à la création lumière, pour Orage comme pour ses précédents spectacles. C’est par cette méthode qu’elle tisse un puissant réseau de sens, entre et au cœur de ses pièces.

Un détonateur vers l’ailleurs
Initialement imaginé comme un trio, Orage devait réunir deux danseurs au plateau : Dalila Belaza, chorégraphe et également interprète, ainsi qu’un danseur de popping, sous-genre de la culture hip-hop. Quand je la retrouve fin 2024, après une première résidence de création au CND, le projet s’est naturellement et rapidement resserré autour du duo qu’elle forme avec Serge Teyssot-Gay. À propos d’Orage, elle dit : « Je me sens tenue, aujourd’hui, de revenir à ce qui a été pour moi un premier détonateur vers l’ailleurs : un lien à la musique ». Sept ans après l’avoir rencontré pour la première fois, Dalila Belaza décide de se tourner vers le guitariste pour imaginer la suite. Elle reconnaît en lui un interprète d’excellence, en maîtrise totale de son art, et ressent surtout ce qui, jusqu’à présent, n’était vrai qu’au contact de sa sœur Nacera Belaza : une communion, la sensation d’aller ensemble et non d’emmener l’autre avec soi. Ils comprennent le langage l’un de l’autre ; ces deux partagent l’idée que le temps long et le travail d’immersion sont les conditions cardinales pour que la rencontre advienne.
La danse porte un chant qui la fait voix, davantage que corps.
Là où l’évidence affleure, l’idée d’un duo entre danseuse et musicien fait néanmoins craindre à Dalila Belaza de ressasser les images que charrie avec elle cette forme connue. Elle s’astreint donc immédiatement à déjouer les attendus. Ainsi, si les premiers rendez-vous au plateau prennent initialement le chemin d’un travail de l’improvisation, la résonance entre leurs deux langages, chorégraphique et musical, les pousse finalement à emprunter la traverse de l’écriture, continuant ainsi à repousser les limites, à explorer sans s’arrêter aux accidents du hasard. Pour la chorégraphe, musique et danse ont pour caractère commun d’être des arts de la narration, du « faire écouter ». La danse n’est pas un principe de monstration ; elle porte un chant qui la fait voix, davantage que corps.
Ouvrir un canal
L’écriture d’Orage tient en deux principes centraux : tension et vibration. En musique, la tension est l’attente d’une résolution, créée dans l’esprit de l’auditeur. Dalila Belaza la place, elle, dans le corps, maintenant cet état par la répétition des mêmes gestes. N’enlevant en rien la possibilité aux sons comme aux formes de se refigurer en permanence, le tremblement continu et répété des membres crée un phénomène à la fois persistant et instantané. De l’écho de cette vibration au plateau, dans le corps et la musique, naît un chaos toujours renouvelé. La tension est encore davantage accentuée par la position fixe du corps des deux interprètes au plateau : dans la première partie de la pièce, le corps de Dalila Belaza est à la fois statique et vibrant. Un choix radical, qui lui permet de s’éloigner de l’attendu de la rencontre entre une danseuse forcément en mouvement et un musicien figé.
Ni exutoire, ni objet esthétique, la danse est une recherche d’un sens qui traverse les corps.
L’articulation de la pièce autour de principes communs, s’appliquant aux deux interprètes sans distinction de genre, les met au diapason l’un de l’autre. C’est parce qu’ils partagent un même ancrage intérieur qu’une rencontre et un dialogue sont possibles. La danse n’est ni un exutoire, ni un objet esthétique, mais la recherche d’un sens qui traverse les corps, qui ouvre un canal en soi et rend disponible à l’écoute de l’autre.
Jusqu’à l’os
La première partie consolidée, s’ouvrent d’autres horizons d’incertitude et la question, inlassablement, revient. Quelle suite pour la pièce, après ce choix d’une ouverture durant laquelle, telle une acmé perpétuelle, corps, musique et lumière vibrent à l’unisson ? À l’issue des premières rencontres au plateau avec Serge Teyssot-Gay, Dalila Belaza connait un moment de doutes. C’est lorsque je les retrouve à La Chaufferie, deux mois après notre échange initial, que le squelette est enfin là. La pièce est en chemin !, voilà ce qu’elle me dit alors que le premier filage technique est sur le point de commencer. Ce que je découvre, après cette première partie violemment lumineuse, est un long et lent enfoncement du corps, de la musique puis de la lumière, dans la pénombre d’un espace liminal. Orage, me dit Dalila, commence par une impression brute, pour aller vers une deuxième partie onirique, à la fois sépulcrale et élégiaque.
La structure achevée, s’ouvre ensuite un temps presque intime d’approfondissement de chaque geste.
Dans la lignée de Figures et de son personnage-matière, Dalila Belaza y introduit également la présence d’un costume. J’assiste à l’un des premiers essais, mi-février 2025, lors d’un open studio à La Briqueterie sous forme de présentation d’un extrait du spectacle, première rencontre avec le public et dernière étape avant les représentations. Pensé comme une enveloppe au diapason de la recherche qui sous-tend le spectacle, le costume n’est pas perceptible immédiatement. Dalila Belaza et Serge Teyssot-Gay ont le même habit noir et ample, à la frontière du non-costume. La danseuse, néanmoins, le porte deux fois, comme si elle avait passé l’habit une seconde fois par-dessus le premier. Dans la transition entre les deux parties de la pièce, un passage au sol lui fait perdre quelques lambeaux, mais, redressée, la doublure donne l’impression que rien n’a changé. Où il est encore question de survivance.
Depuis ma dernière rencontre avec le spectacle, je le sais, tant de choses ont changé. La structure achevée, s’ouvre ensuite un temps presque intime d’approfondissement de chaque geste. Elle travaille strate par strate : aller jusqu’à l’os, pour Dalila Belaza, ce n’est pas chercher encore assez profondément.
Les dates de tournée d’Orage:
Biennale de la danse du Val-de-Marne :
27 et 28 mars 2025 – Création à La Briqueterie
10 avril 2025 – Théâtre La Piscine-L’Azimut
8 septembre 2025 – Festival Oriente Occidente (Rovereto, Italie)
16 et 17 septembre 2025 – Biennale de la danse de Lyon
25 et 26 septembre 2025 – Théâtre de la Ville
Tous nos articles Danse
Tous nos articles Musique