Un théâtre meurt, un autre naît
A l’automne dernier, l’équipe avait suivi avec consternation la fermeture du Théâtre des Déchargeurs. Dans la cour où j’étais venue tous les samedis et dimanches d’un mois de novembre mouillé pour jouer les premières de mon spectacle, dans cet endroit où j’étais venue applaudir tant de collègues et d’ami·es, il y avait de la colère et de l’incompréhension, et aussi une envie de se ressaisir autour de ce qui fait vraiment sens pour nous. Non, le théâtre n’est pas rentable comme une entreprise ; mais il est fait d’amour et de nécessité, de travail, d’engagement. Dans les discours entendus ce jour-là, on avait entendu des choses importantes sur l’importance politique de notre activité, dans un monde culturel encore abîmé par la sentence du « non essentiel ». Peut-être que c’est surtout en temps de crise qu’on est amené à redéfinir pourquoi on fait ce que l’on fait.
Le 22 mai, tout était renversé. Dans les murs des 3T – Théâtre du Troisième Type, j’ai retrouvé les mêmes visages que ceux de la cour des Déchargeurs, avec la victoire dans l’œil. Et ce beau mot de « maison » que l’équipe des 3T a placé sur sa devanture prend tout son sens. On s’y sent bien, dans ce hall propice aux fêtes, aux concerts, aux verres d’après-spectacle, aux expos et à mille formats différents, du cabaret au karaoké, et qui nous accueille avec son côté un peu Bouffes du Nord – plancher vieilli, petites étoiles peintes au plafond, manteau de scène à l’ancienne. Il y a quelque chose comme une très vieille âme circassienne et mnouchkinienne qui veille dans les cintres. Dès qu’on sort, on est dans une école ; les enfants jouent littéralement sous les fenêtres du théâtre, c’est très joyeux. Ça fait rêver à des mélanges inédits, des rencontres qui semblent évidentes. Pour l’heure, après le départ des petits, un sentiment un peu Village du OFF s’est progressivement installé : le bonheur de revoir tous ces visages familiers du petit monde de l’émergence, des ami·es ou des connaissances, et boire des bières sous les platanes dans une cour d’école après la fin des classes. Il y a encore tout à inventer dans ce lieu, et c’est beau, les renaissances – nos plus belles victoires sur l’ironie du sort, comme dirait Véronique Sanson.
Bien sûr, tout ça n’a pas été sans encombre. La compagnie Jolie Môme, qui occupait les lieux jusqu’à l’appel à projets de la mairie de St Denis, ne s’est pas laissée faire lorsque l’équipe des 3T a remporté la candidature. Le lieu avait été créé et administré par la compagnie depuis 2004, mais la mairie se plaignait d’un certain entre-soi et d’un manque d’ouverture sur le public, dans un quartier – la plaine Saint-Denis – où le lien avec le territoire est primordial. C’est un peu l’enjeu majeur pour l’équipe des 3T : une maison ouverte, avec des tarifs abordables, accessible en journée pour manger un bout et se familiariser avec l’endroit, des propositions de spectacles pour le jeune public et de l’action culturelle avec les écoles alentour.
Une troisième voie
Lors de notre podcast en octobre dernier avec Rémi Prin et Emmanuelle Jauffret, Rémi avait eu cette belle phrase : « nous ne sommes pas un navire sans capitaine puisque nous sommes deux capitaines ». Devant la petite scène où se succèdent les discours d’inauguration, c’est une grande émotion de revoir Emmanuelle toujours présente, le sourire dans les larmes. Le projet du Festival Court mais pas vite continue dans la nouvelle maison. Mais à la tête des 3T, plutôt qu’à deux capitaines, c’est à une hydre à trois têtes que nous avons affaire : la compagnie le Tambour des Limbes dirigée par Rémi Prin, pour la programmation ; Compote de Prod, pour le jeune public et les spectacles musicaux ; et enfin la bande à Léon pour le volet des actions culturelles. Ce « théâtre du troisième type », c’est bien sûr un clin d’œil à l’amour de Rémi pour la science-fiction et le monde de l’imaginaire, mais aussi une façon de se positionner dans le monde de l’émergence : ni privé ni public, mais un troisième espace, tant en termes de sources de financements que de nature du lieu et de ligne de programmation.
Cette ambiguïté épouse une réalité de l’émergence dont d’autres lieux commencent à s’emparer : si les jeunes compagnies aspirent toutes à intégrer un certain modèle de professionnalisation de type « public », c’est-à-dire en fonctionnant par subvention, conventionnement, apports en production et entrée dans le cénacle des scènes nationales, la plupart d’entre elles travaillent pendant très longtemps dans le cercle du théâtre « privé », plus accessible et aussi plus précaire, car les sources de revenus dépendent du remplissage des salles, et il y a peu d’argent investi pour aider les compagnies à monter leurs créations. Très conscient de cet état de fait, les 3T entendent se positionner comme une troisième voie possible, dans la lignée des Déchargeurs, en partageant les risques avec les compagnies.
Dans le parc de St Denis, un grand ogre en pierre veille sur l’inauguration alors qu’on quitte le beau lieu tout illuminé. J’y vois un bon présage pour nous autres immergé·es/ émergent·es du troisième type, les pas-encore-dans-le-système, pour inventer un théâtre différent.