C’est à un drôle d’objet qu’il nous a été donné d’assister, ce beau samedi ensoleillé de presque printemps à la Manufacture des Œillets. Guidé·es par plusieurs comédiennes, nous avons cheminé dans les recoins du Théâtre des Quartiers d’Ivry, pour écouter les voix de onze autrices francophones parler de leur rapport à l’écriture. Aurélie Van Den Daele, metteure en scène et directrice du Théâtre de l’Union à Limoges, met en scène cette proposition-manifeste en forme de déambulation poétique.
Récit-promenade
Le spectacle débute dans le hall du très beau Théâtre des Quartiers d’Ivry et ses volumes d’ancien bâtiment industriel. On nous fournit des casques audio, et le public est réparti en trois groupes menés par des guides silencieux et souriants. C’est l’extraordinaire chanteuse et comédienne Diane Villanueva qui ouvre le bal, assise sur le bar du théâtre, en citant Virginia Woolf : nous allons toustes ensemble déambuler pendant deux heures dans une multitude de « chambres à soi », ces espaces d’indépendance nécessaires à la créativité, que les femmes ont dû reconquérir sur d’autres lieux liés à leur rôle d’épouse, de mère ou de bonne ménagère. Elle nous invite tout doucement à mettre nos casques, et le dispositif se met en place : nous n’entendons plus la voix directe de la comédienne, mais sa voix reprise dans un micro qui nous place son chant au creux de l’oreille.
De nombreux effets d’écho se dessinent, corps présent et corps fantôme de sœurs en discussion.
Tout au long de cette marche, nous ne quitterons plus ce cocon auditif où les paroles au présent des comédiennes sont comme susurrées dans nos oreilles, mixées en direct avec des nappes et paysages sonores. Il faut citer le très beau travail de Grégoire Durrande, concepteur technique et sonore de ce dispositif dont la fluidité et l’élégance ne se démentent jamais au cours de la proposition. Et nous voilà parti·es à la rencontre de onze autrices francophones, portées par les corps et les voix de quatre comédiennes, elles-mêmes issues de diverses origines et traditions de théâtre. De nombreux effets d’écho se dessinent, discrets, jamais appuyés, entre les récits parfois très situés du rapport à l’écriture – écrire quand on est née dans un village béninois, écrire depuis une double identité franco-marocaine – et leur incarnation devant nous, corps présent et corps fantôme de sœurs en discussion. En ponctuation, nous retrouvons la présence mystique et lumineuse de Diane Villanueva à plusieurs moments de notre parcours, comme pour nous rassurer, et tisser le fil magique entre ces corps esseulés qui dialoguent à l’intérieur des murs.

D’une chambre l’autre
A quoi ressemble une femme qui écrit ?
Promenade ou procession, nous cheminons donc dans de nombreux espaces du théâtre, au rythme lent inspiré par ces vagues de son qui nous font flotter d’un lieu à l’autre : d’un plateau de théâtre réaménagé à une cabine de photomaton, d’un coin de couloir à une mansarde sous les toits, du costumier à l’arrière d’un gradin. Aurélie Van Den Daele cherche à renouveler la relation du public aux comédiennes, et les tentatives sont variées, même si l’on retrouve tout de même une certaine forme de rapport frontal en dépit de ces efforts de déconstruction : le public finit toujours par s’asseoir face à l’espace scénique, aussi déroutant soit-il. Mais peut-il en être autrement ? Nous restons des invité·es dans ces chambres qui demeurent des scènes. L’immersion est relative, mais le propos n’est pas forcément là.
Au-delà du contenu même des textes, ce qui me touche dans cette exploration, c’est cette sensation de surprendre une autrice dans son habitat naturel. A quoi ressemble une femme qui écrit ? Par terre en tailleur, musique sur les oreilles, la boîte de Haribo à proximité. Ou alors couchée à plat ventre sur le sol, avec sa plante verte, la photo de sa mère dans un cadre, et un bon tube des années 1980 à la radio – en l’occurrence, Time After Time de Cindy Lauper. Et l’écriture dérive en danse, en cri, en réappropriation de l’espace. Cela m’a semblé être une des plus grandes qualités du travail de mise en scène d’Aurélie Van Den Daele dans cette proposition : parvenir à donner au public la sensation d’être accepté, momentanément, dans l’intimité choisie d’une femme, qui nous accueille dans ses mots et son espace, dans son univers (scénographique, sonore) – chez elle. Dans certaines propositions, une émotion très vive m’a saisie d’être ainsi prise par la main pour voir l’invisible, celles qui écrivent, les corps derrière les mots, et en éprouver la puissance.

Manifeste féminin
L’écriture au féminin n’est pas féminine dans sa forme ou son fond, elle est une écriture dont les conditions d’existence dépendent encore d’un monde inégal.
Aurélie Van Den Daele revendique le mot de « manifeste » pour cette proposition, et c’est ce mot qui guide la forme artistique du projet : il s’agit de faire entendre des monologues adressés, des paroles frontales. Chacune tente une définition de son propre acte créateur, une généalogie de ce désir, une revendication de son droit à le pratiquer, une énumération des obstacles qui l’en empêchent. L’écriture au féminin n’est pas féminine dans sa forme ou son fond, elle est une écriture dont les conditions d’existence dépendent encore d’un monde inégal, où l’accès au temps, au confort matériel, à la publicité ou à la légitimité va moins de soi. C’est aussi cela qu’évoquent les autrices à travers les voix des comédiennes : un certain empêchement, et quelque chose à réparer.

Je n’ai pu cependant m’empêcher de trouver les textes parfois inégaux, probablement parce que j’aime que les choses ne me soient pas expliquées frontalement mais qu’elles soient suggérées, pour me laisser une place à investir avec du rêve. Comme lorsqu’une autrice raconte son rapport avec sa grand-mère, fumeuse invétérée qui semait toujours ses petits bouts de cigarette derrière elle, et que cela réconfortait d’imaginer qu’après sa mort de tout petits bouts de papier imbibés de sa salive continueraient à dériver dans les océans, aux quatre coins du globe. « Et toi, elle va où ta salive ? ». La question n’est pas répondue ou plutôt si, elle l’est merveilleusement dans ce moment suspendu sous les toits du théâtre chauffés par le soleil. Nous avions quitté la comédienne enfermée dans un photomaton à écrire sur les vitres ; nous la retrouvons comme chez elle, sur un tapis, à nous raconter des confidences. Je ne peux m’empêcher de m’imaginer que la parole circule, d’une autrice à l’autre, d’un enfermement à une libération, et je suis contente de me raconter que cette femme vit maintenant dans une mansarde sous les toits, à fumer des cigarettes et ne plus avoir peur d’utiliser sa salive.
Je crée et je vous dis pourquoi
Manifeste féminin – Déambulation in situ sous casque
Production du Théâtre de l’Union – Centre dramatique du Limousin
Conception et mise en scène – Aurélie Van Den Daele
Conception technique et sonore – Grégoire Durrande et Nourel Boucherk
Dispositif scénique, lumières et costumes – Les Ateliers de l’Union et Claire Gaudriot
Commande à 11 autrices francophones – Bibatanko (RDC), Gaëlle Bien-Aimé (Haïti), Alison Cosson (France), Marie Darah (Belgique), Daniely Francisque (France-Martinique), Maud Galet-Lalande (France), Halima Hamdane (France-Maroc), Nathalie Hounvo Yekpe (Bénin), Hala Moughanie (Liban), Emmelyne Octavie (France-Guyane), Johanne Parent (Canada), Charline Curtelin (France)
Avec – Sumaya Al Attia, Claire Gaudriot, Isabelle Girard, Léa Miguel, Marie Quiquempois, Diane Villanueva
Prochaines dates
10 avril – Théâtre de Pantin (93)
17 mai – Théâtre de Corbeil-Essonnes (91)
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