Monstres de circonstances, de Xavier le Roy

Monstres de circonstances : penser avec les monstres

Un cadre déstabilisant 

Dès les premières minutes, le dispositif déstabilise : Xavier Le Roy est assis en tailleur dans une salle volontairement désordonnée, les chaises enchevêtrées, les spectateur·ices dispersé·es au sol. Derrière lui, un écran montre la même salle, rangée cette fois comme pour une conférence. Il annonce à la salle : « Si vous avez des questions, attendez la fin de la performance ». D’emblée, le cadre est mis en tension, et le spectacle prend la forme d’un objet hybride : entre performance et réflexion.

Détourner la figure du monstre

C’est dans ce déséquilibre initial que le monstre entre en jeu. Non pas comme figure spectaculaire, mais comme instrument de pensée. Le Roy ne cherche pas à incarner une créature effrayante : il utilise le monstre pour interroger ce qui échappe, ce qui déborde, ce que nos catégories habituelles ne parviennent pas à contenir. Le monstre devient ce nom donné à l’écart — entre soi et l’autre, entre ce que l’on peut montrer et ce que l’on préfère taire. Il rend visibles les tensions qui structurent nos représentations : les corps jugés « déviants », les récits minorés, les identités floues. En cela, il ne fait pas peur parce qu’il est monstrueux, mais parce qu’il révèle la fragilité des cadres qui le désignent comme tel.

Une pensée qui se cherche à voix basse

Un texte qui glisse plutôt qu’il n’affirme

Cette réflexion ne se livre pas frontalement. Le Roy lit son texte à voix basse, sans emphase. Il avance lentement, par associations, digressions, retours. L’humour y est discret, en demi teinte, mais il creuse des brèches, laisse place au doute. La pensée ne s’impose jamais frontalement : elle se construit à vue, au fil d’un discours fluide mais sinueux. Ce qui revient, c’est la peur — non comme sensation immédiate, mais comme construction sociale. Le Roy interroge la manière dont nous produisons des figures à craindre : à travers les récits que nous diffusons, les corps que nous marginalisons, les images que nous choisissons de montrer ou d’effacer. Le monstre est le reflet de ce que nous ne voulons pas voir, mais que nous contribuons à fabriquer.

Quand le corps prend le relais

Peu à peu, le langage cède sa place au mouvement. Le Roy mobilise des gestes tirés de ses œuvres passées — Self Unfinished, Giszelle, Produits d’autres circonstances. Le corps se transforme : doigts écartés, postures tordues, voix altérée. Il devient un espace de métamorphose, traversé de tensions, de dissonances. Mais il ne s’agit pas de rejouer ses anciens spectacles. Ces gestes sont revisités, remis en circulation. Ils ne renvoient pas à une mémoire de scène, mais à une question : qu’est-ce que ces mouvements racontaient, consciemment ou non ? Comment peuvent-ils aujourd’hui produire autre chose, réactiver une pensée ?

Un espace scénique pour déranger les certitudes

Monstres de circonstances ne cherche ni à séduire ni à choquer. Il fabrique un trouble, un déséquilibre. Et c’est ce trouble qui devient fécond. Dans cet espace ténu entre mots et gestes, entre souvenirs et visions, Le Roy propose une forme de vigilance : une attention aux formes d’exclusion, aux corps que l’on déforme, aux récits que l’on tait. La scène devient alors un lieu pour réévaluer nos seuils, pour expérimenter un autre rapport à ce qui fait peur, à ce qui échappe. Et le monstre, dans ce cadre, devient non plus une menace, mais un signal, une ouverture, un appel à penser autrement.

Tous nos articles Performance