Face à la montée de l’extrême droite en Europe, plusieurs metteurs et metteuses en scène voient la nécessité de renouer avec des pensées et des œuvres du théâtre politique qui traitent de la question du fascisme. Bertolt Brecht est une référence théâtrale inévitable lorsqu’on aborde le sujet du fascisme au théâtre. Son œuvre théorique et artistique fait référence pour les spectacles qui veulent répondre à l’urgence politique et historique actuelle. Dans ce second volet de notre enquête (lire le premier volet par Camille Doucet), nous nous concentrons sur deux spectacles qui confrontent le fascisme en se ressaisissant de la pensée et du théâtre de Bertolt Brecht : Catarina et la beauté des tuer les fascistes et Grand-peur et misère du IIIe Reich.
Catarina et la beauté de tuer les fascistes : une contre-tradition animée et inspirée par une conception brechtienne du théâtre antifasciste.
Le 6 février 2025, j’ai assisté à la première du spectacle au Théâtre de la Croix-Rousse. En allant voir ce spectacle, j’avais entendu dire qu’un monologue fasciste allait clore le spectacle. Ainsi je comprends que Tiago Rodrigues s’oppose au fascisme en le mettant en scène à travers un monologue qui en reprend les stratégies rhétoriques. Je supposais donc être en connivence avec la démarche du spectacle, et avec les grandes idées de la famille qui déambulait déjà sur scène lorsque je suis entrée dans la salle. Cette famille portugaise est composée de sept membres, tous nommés Catarina, qui forment l’ensemble des personnages de la pièce. Chacun d’entre eux est habillé d’une tenue traditionnelle portugaise, le costume de Lavadeira, drapée aux extrémités. Autour de leur taille est attaché le traditionnel tablier, où chaque personnage y serre un pistolet. Au centre de la scène se trouve une maison en planches de bois et en métal pouvant rappeler l’idée d’une prison (dans laquelle sera d’ailleurs enfermé le prisonnier pendant le spectacle). Cette maison est démontable et les différents murs seront déplacés pendant le spectacle pour modifier l’espace. Au centre de cette maison se trouve un arbre, un chêne-liège, presque entièrement dévêtu de son écorce. À jardin se trouve une table de banquet avec une nappe sur laquelle est brodé « Não passarão » (« Ils ne passeront pas », en français. Slogan des résistants Espagnols qui luttaient contre les partisans de Franco en 1936, repris depuis par les politiques et organisations anti-fascistes).

Chaque année, et ce depuis 74 ans, cette famille procède à un rituel : un des membres capture un fasciste, le tue, et l’enterre avec un chêne-liège en guise de pierre tombale. Or cette fois-ci, tout ne se passe pas comme prévu. Catarina, l’avant-dernière fille doit tuer un député fasciste de trois balles dans le dos, comme le veut la tradition. Au moment de tirer, elle n’y arrive pas. Cette incapacité à tuer vient mettre en tension tous les personnages et constitue le déclencheur de la pièce. En effet, témoignant d’un doute, ce non-acte rentre en contradiction avec l’évidence des actions et des convictions des membres de sa famille. Le spectacle est alors rythmé par des scènes de dialogues entre les Catarina et la Catarina-qui-doute, permettant de réévaluer cette tradition familiale, de questionner le rapport entre justice et vengeance, entre l’acte de rébellion et la parole rebelle, entre violence et politique. Nous suivons ces débats familiaux et nous observons les différents regards posés sur ce député fasciste prisonnier toujours silencieux. Il est présent sur scène durant tout le spectacle. Nous percevons sa mise à mort comme une tradition, un bien pour la société, une nécessité, une preuve de courage, de rébellion, ou encore, une beauté. Le but de la pièce n’est donc pas d’arriver au bout du rituel, mais de sonder par le débat, chaque valeur et conviction qui le fondent. Tiago Rodrigues tente de disséquer les modalités, les doutes et les contradictions de la parole anti-fasciste. Vouloir lutter contre le fascisme sans en tuer les représentants, est-ce toujours lutter contre, ou bien, est-ce jouer le jeu de la parole démocratique, alors qu’elle est perçue comme inefficace contre le fascisme ? Est-ce qu’un spectacle comme Catarina et la beauté de tuer les fascistes produit une lecture nouvelle de la société et de nos convictions ? Le théâtre peut-il quelque chose lorsqu’il s’agit de politique ? Que permet Brecht ?
Nous voulions que ces questionnements nous mettent également au défi. Qu’ils ne soient pas source d’apaisement, uniquement là pour nous confronter dans leurs valeurs que nous pensons partager – alors que ce n’est probablement pas le cas ; nous croyons les partager, puis nous sommes régulièrement surpris du résultat des élections.
Tiago Rodrigues
Un texte rhétorique dans la lignée du théâtre antifasciste de Brecht
Au travers des dialogues, Tiago Rodrigues veut procéder à un état des lieux de l’avancée du fascisme dans notre société. Il pose la question de nos actions et réactions face à une parole fasciste. Il cite Brecht dans son texte :
RUI. – “Celui qui combat peut perdre, celui qui ne combat pas a déjà perdu.” Brecht. Il n’était pas homme d’affaires, mais c’était un génie.
Tiago Rodrigues citera à plusieurs reprises la pensée de Brecht. L’utilisation de Brecht par la citation a une valeur métathéâtrale sur scène. Lorsque la citation surgit, elle provoque des rires et des sourires dans la salle créant une complicité avec le public. La forme citationnelle permet aussi l’entremêlement théorique de la pensée de Brecht avec la création théâtrale de Rodrigues. La famille des Catarina est politiquement antifasciste et théâtralement brechtienne. Se revendiquer explicitement à un endroit du théâtre de Brecht, c’est aussi permettre au public de lire son influence dans le spectacle. En effet, nous retrouvons dans ce spectacle la figure de la mère, le modèle de la contradiction et la question du choix, récurrentes dans le théâtre de Brecht. D’une certaine manière, Tiago Rodrigues historicise le théâtre antifasciste qu’il produit lui-même, en soulignant son propre héritage théâtral. Il y a ainsi un double discours, à la fois sur le rôle que doit jouer le théâtre et les choix que nous devons prendre, face à la montée du fascisme en Europe. Tiago Rodrigues invente une contre-tradition politique qui permet de nous questionner sur notre rôle politique et nos convictions, tout en ayant un discours sur le rôle du théâtre et la perpétuation de la tradition théâtrale antifasciste après Brecht. Ce spectacle est donc presque construit comme un exercice de rhétorique dans lequel les idées et convictions se contredisent.
D’une certaine manière, Tiago Rodrigues historicise le théâtre antifasciste qu’il produit lui-même, en soulignant son propre héritage théâtral.
Bien que la fable commence par la question du choix : Faut-il tuer ce fasciste ou non ? Le spectacle ne traite pas cette interrogation, mais ce qu’elle charrie : comment agir face au fascisme et comment le penser ? La totalité du spectacle est constituée de dialogues antifascistes, à l’exception de la dernière scène. À l’inverse, cette ultime scène est composée d’un monologue fasciste prononcé par le prisonnier fasciste. Il est libéré par des snipers qui abattent la famille des Catarina. Une fois libre, il s’avance sur scène et commence son discours de politicien fasciste. Ce discours suscite des réactions dans la salle : les spectateurs et spectatrices insultent le personnage, crient plus fort que lui, disent qu’il faut l’arrêter, sortent de la salle, certains et certaines entonnent « Siamo tutti antifascisti ». Pour autant, l’interprète n’en démord pas et continue à jouer malgré les huées de la salle. Dans cette scène, Tiago Rodrigues nous confronte à cette parole dont on parle tant depuis le début du spectacle, mais que l’on n’entendait pas. Alors que ce député appartient au régime fictif, l’effondrement du quatrième mur, entre le réel et sa représentation, est provoqué par le public qui se transforme alors en assemblée. Le public répond ainsi au défi de Tiago Rodrigues. Que signifie s’insurger au théâtre, alors même que ce que l’on voit sur scène est totalement fictif ? Quel sens ces protestations ont-elles sur un discours fasciste factice ? D’un autre côté, que signifie le fait de rester silencieux devant un tel discours sous prétexte qu’il relève de la fiction ?
Il semble que celles et ceux qui n’ont pas réagi, se sont rappelés de la fictionnalité du discours. D’autres ont considéré que cette parole insupportable sortait du cadre de la représentation qu’elle soit fictive ou non. Autrement dit, certains et certaines ont choisi la contradiction de s’insurger dans la réalité contre le discours d’un personnage fictif, d’autres non. Il ne s’agit pas de juger d’une bonne ou mauvaise réaction, mais de relever la pluralité des rapports à l’écoute d’une parole fasciste qui se sont exprimés ce soir là. Nous pouvons souligner à nouveau l’importance de la question du choix soulevé par le spectacle, qu’il s’agisse de celui du public ou celui de Catarina-qui-doute. Cette dernière se retrouve dans la même posture que les personnages brechtiens devant choisir face à une situation. Catarina-qui-doute veut être une « bonne fille » et remplir son devoir familial, mais sa pensée de la « bonne personne » l’empêche de tuer et ainsi de participer pleinement à ce rituel familial. Tout comme le personnage d’Anne Fierling dans Mère Courage et ses enfants de Brecht en collaboration avec Margarete Steffin, elle ne sait être une « bonne mère » si elle ne nourrit pas ses enfants, mais pour les nourrir il faut qu’elle soit « bonne commerçante », ce qui l’empêche d’être une « bonne mère ». Le choix est un moteur dramaturgique dont l’objectif n’est pas d’aboutir à une réponse ni de résoudre le dilemme moral en question. Au contraire, il est l’occasion de penser le pourquoi, les conditions du choix, et les diverses possibilités qui, selon le contexte historique, social et politique dans lequel évolue le personnage, s’offrent à lui. Tiago Rodrigues prend le contre-pied de la tradition en posant dans la lignée de Brecht, la question du choix, ici, de tuer le fasciste ou de ne pas le tuer. Il nous permet de penser le contexte actuel, son histoire, son fonctionnement politique. Ce spectacle est riche en ce qu’il interroge aussi le choix du type d’écoute que nous avons depuis notre place de spectateur et de spectatrice. Étant donné la montée actuelle de l’extrême droite, il se peut que dans les années à venir nous nous retrouvions devant un spectacle réellement fasciste. Est-ce que nos réactions seraient les mêmes dans ce cas ? Qu’en serait-il si le consensus politique était à l’opposé ? Est-ce une manière pour Tiago Rodrigues de nous armer contre cette parole ? À quel endroit travaille-t-il Brecht ?

Utilisation scénique de la pensée brechtienne : un déséquilibre entre corps et paroles
La démarche dialectique de Tiago Rodrigues se veut brechtienne. Au-delà des nombreuses citations de Brecht dans son texte, Tiago Rodrigues tente de créer une forme scénique distanciée qui permet la mise en mouvement de nos propres contradictions politiques (comme dans la dernière scène du spectacle). Pourtant, il semble qu’il y ait un déséquilibre dans les personnages, entre leur parole et leur mise en jeu. La dernière scène est celle que l’on retient, celle dont on parle le plus, mais ce n’est qu’une quinzaine de minutes. Qu’est-ce qui se joue tout au long du spectacle ?
Il me semble que l’une des difficultés du spectacle naît du fait de ne pas avoir autonomisé la mise en scène autant que le texte. En effet, les dialogues sont audibles, les paroles fusent, mais leur provenance n’est pas signifiée sur scène. Peut-être que le peu de temps qu’il y a eu entre la fin de l’écriture du texte et sa mise en scène n’a pas permis à Tiago Rodrigues de concevoir une mise en scène du texte comme producteur de jeu et non seulement de sens. L’absence de caractère social des personnages dans la première partie du spectacle ne permet pas de rendre concrètement audible une certaine partie des dialogues. À cet endroit, Tiago Rodrigues s’éloigne de la pensée de Brecht qui le nourrit. Aucun réseau de signes scéniques ne permet de caractériser la parole des personnages à l’intérieur de la famille. Un endroit de la corporalité des interprètes ne semble pas assez exister pour créer un équilibre entre les corps en jeu et la parole rhétorique des personnages. Notre rapport moderne au temps mêlé au sentiment d’urgence de confronter le fascisme, sont peut-être des facteurs qui ont compliqué l’intégration des concepts brechtiens à la forme scénique.
Il me semble que ce n’est pas une lacune du texte, mais de la mise en scène. La mise en scène ne s’autonomise pas assez du texte. Elle en est dépendante, les figures présentes n’existent pas comme signifiantes, elles sont illustratives. Les costumes des personnages sont modélisés différemment des tenues traditionnelles portugaises et dans des tissus d’une grande valeur. Bien que ces costumes soient d’une grande beauté, leur confection brouille le signifiant social. De plus, la présence du chêne-liège au centre de la maison comme signe de l’héritage et de la tradition fondatrice de cette famille, est rapidement masqué par l’aspect design moderne dominant de la maison. Il ne s’agit pas de dire qu’il aurait fallu mettre de la terre et des charrues sur scène, mais de signifier le lieu de l’ancrage de leur parole et non pas uniquement de l’illustrer. Les éléments scéniques sont pensés, en lien avec le texte, avant de produire du jeu, ce qui donne l’impression que l’espace ludique des interprètes est sans cesse contraint.

Tiago Rodrigues prend pour porte d’entrée la question suivante : Faut-il tuer ce fasciste ou non ? Nous l’avons dit, cette question n’est pas traitée par la pièce mais, elle est le prétexte pour explorer la complexité du combat antifasciste et porter un discours sur le rôle antifasciste du théâtre. Peut-être que c’est là que se trouve le point de dissociation entre le jeu et le texte, entre la pensée brechtienne et son intégration dans la mise en scène. Les interprètes sont motivés par leur besoin de convaincre Catarina-qui-doute. Seulement, il y a une disjonction entre ce qui met en mouvement les corps sur scène (la volonté de convaincre) et le contenu de la parole (un état des lieux de notre réalité et de nos responsabilités politiques). C’est ici que semble se trouver la part illustrative du spectacle. Le cadre de la scène de dialogue ne structure pas la parole, il l’orne. Il y a une disjonction entre la structure des scènes de dialogues et les dialogues mêmes.
Cette représentation des corps scéniques s’éloigne de la pensée et du théâtre de Brecht qui théorise les personnages sur scène comme des corps mouvants, pris en contradiction entre des mouvements historiques, sociaux, politiques, familiaux, économiques.
De plus, cette motivation commune et consensuelle des personnages efface leur différence. Autrement dit, nous ne voyons pas que la Catarina-mère parle depuis un autre lieu que Catarina-oncle, bien qu’ils soient d’accord sur le fait de tuer le fasciste et que les deux appartiennent à la même famille. Cette différence est audible mais n’est jamais signifiée. La parole n’est pas modelée par un corps social et familial. Le corps donne l’image et la parole concrétise. Cette représentation des corps scéniques s’éloigne de la pensée et du théâtre de Brecht qui théorise les personnages sur scène comme des corps mouvants, pris en contradiction entre des mouvements historiques, sociaux, politiques, familiaux, économiques. Ici, le rapport entre les personnages n’est traité par la mise en scène que sur le plan du débat et de la parole, et n’est pas cadré par des signes scéniques qui rendent assez visibles au public leurs rapports de force, familiaux et sociaux. Par exemple, Catarina-qui-doute est la seule à vivre en ville et à étudier à l’université. Elle est la seule à vivre entourée de fascistes. Elle est aussi la seule dans sa famille qui refuse de tuer un fasciste. Le surgissement très brechtien de la contradiction sur le plateau ne permet pas d’en penser la situation et de nous interroger sur les causes. La contradiction interne aux personnages devient rapidement une opposition rhétorique interne au dialogue. Il y a un pour et un contre, alors même que la Catarina-qui-doute doute encore.
En voulant sans doute éviter le naturalisme chez ses personnages, Tiago Rodrigues manque la réalisation concrète et scénique de leur fonction brechtienne. Ce spectacle occupe néanmoins une place théâtrale importante, en ce qu’il permet à la fois de tester la censure politique et de questionner un certain état politique du théâtre et du public dans cette période de résurgence progressive du fascisme hors des murs du théâtre. Nous voyons un exemple d’utilisation de la pensée brechtienne dans l’écriture théâtrale, mais aussi la difficulté de son incorporation dans la mise en scène. La pensée brechtienne ne vient pas sans une certaine dramaturgie, qui peut ne pas être systématiquement travaillée sur scène. Une distinction est parfois faite entre pensée brechtienne et théâtre brechtien dans l’utilisation de son travail sur les scènes contemporaines. Mais il ne semble pas possible de faire l’économie de sa pensée dramaturgique si l’on utilise un de ses écrits. Que produit la mise en scène d’une pièce de Brecht aujourd’hui ? Quel type de spectacle émerge s’il l’on prend Brecht sans travailler avec sa dramaturgie ?
Grand-peur et misère du IIIe Reich : une mise en scène de Brecht en résonance avec l’actualité politique et historique.
Le jeudi 13 février, la salle du TNP est pleine pour assister à la première de la mise en scène de Bertolt Brecht et Margarete Steffin, par Julie Duclos. On ignore souvent que Margarete Steffin et Bertolt Brecht ont collaboré pour écrire cette pièce. Plusieurs des pièces de Brecht sont le fruit de cette collaboration, comme Têtes rondes et têtes pointues, Les Fusils de la Mère Carrar, et d’autres encore. Ainsi, le spectacle est conçu comme l’adaptation d’un texte exclusivement brechtien.
Lorsque que le public entre dans la salle, les interprètes déambulent déjà à cour où est installée une rangée de chaises sur lesquelles peuvent s’asseoir les interprètes hors jeu. La scène est encadrée par un mur de fond de scène, un mur à jardin, la ligne d’interprètes à cour, et le public. Le fond de scène est recouvert d’un mur grisâtre avec une double porte en son centre. À jardin, se trouve un très grand mur vitré. Ces murs seront déplacés pendant le spectacle. Au centre de la scène se trouve une table en bois avec des chaises, et une sorte de kiosque vitré placé juste derrière.

Grand-peur et misère du IIIe Reich est un portrait de la société allemande sous le régime nazi. Brecht et Steffin saisissent puissamment selon les classes sociales, les caractères, les métiers, les manières dont vivent les Allemands. Cette pièce est composée de 24 tableaux qui sont autant de situations mettant en scènes des individus, socialement situés dans leur quotidien sous le régime nazi. Julie Duclos a choisi de ne pas monter tous les tableaux, elle en garde néanmoins une grande partie. Le spectacle sonde les différentes situations, peurs et choix face auxquelles se retrouvent les habitants d’un régime fasciste. Mettre en scène cette pièce aujourd’hui est un moyen de faire un état des lieux de l’avancée du fascisme en France, à l’échelle du microcosme de nos vies, de nos interactions sociales et professionnelles. On peut imaginer à quoi ressembleraient nos vies sous un régime fasciste. Cette pièce émeut par les échos qu’elle donne à une situation envisageable dans un futur proche.
Quand j’ai lu le texte pour la première fois, je ne me suis pas projetée dans du théâtre ou dans des idées de mise en scène, mais j’ai été émue comme on peut l’être devant un film et des personnages auxquels on s’attache.
Julie Duclos
Monter Brecht sans travail dramaturgique sur sa pensée : une résistance du texte à la mise en scène.
Mais le regarder aujourd’hui produit sur nous un effet étrangement contemporain, cela parle de nos vies ou de ce qu’elles pourraient devenir. C’est bien cette tension qu’il faut trouver partout : dans le traitement de l’espace, dans la direction d’acteurs ou les costumes.
Julie Duclos
Julie Duclos choisit de mettre en scène Brecht pour parler de la montée actuelle du fascisme en Europe. Construit sur un prisme individuel, Julie Duclos choisit un jeu psychologique. La construction en tableaux de la pièce de Brecht est l’occasion de sonder le cadre psychologique des individus sous un régime fasciste. Le spectacle est très lisible sur cela, chaque tableau n’a pas de lien direct avec le précédent, mais cherche constamment celui avec la temporalité de la salle. Julie Duclos essaie ainsi de trouver la tension entre la temporalité de chaque tableau et la temporalité de notre réalité historique et politique. Pour cela, elle construit un profil psychologique à chaque personnage. Cette même construction invite le public à de grands moments d’empathie, et à l’inverse à des moments d’ennui lorsqu’il n’y a pas d’émotions que l’on veut nous « transmettre ». Il me semble qu’il y a une résistance du texte aux idées de la mise en scène qui crée ces moments à vide du spectacle. Par exemple, la mise en scène du tableau « 9. La Femme Juive » se concentre sur la situation psychologique où se trouve cette femme juive bourgeoise. En effet, son mari lui assure que rien ne change entre eux, qu’ils ne changeront jamais, mais elle l’entend avoir des propos de plus en plus antisémites et nazi. La scène se déroule en trois moments. Le premier moment, l’actrice entre et s’assoit dans un fauteuil à jardin. Elle prend son carnet d’adresses et le téléphone pour appeler plusieurs personnes. Nous comprenons qu’elle prépare son départ, et qu’elle cherche des personnes pour la remplacer dans ses tâches hebdomadaires, dont celle de prendre soin de son mari, et pour leur dire au revoir. Après ce premier moment, elle se lève et s’avance vers le lit à cour et continue à faire sa valise. Elle est encore seule à ce moment là. Elle se met à imaginer à voix haute ce qu’elle dira à son mari lorsqu’il rentrera. Lorsque dans un troisième temps, celui-ci rentre dans la pièce et la découvre en train de faire ses valises, elle ne dit rien de ce qu’elle voulait exprimer. Les deux se mentent sur le fait qu’ils vont se revoir et sur l’argent qu’il lui enverra. Puis, elle s’en va.
La volonté naturaliste de la mise en scène de Julie Duclos neutralise la puissance signifiante du texte et congestionne le jeu.
Dans cette adaptation de Duclos, il semble y avoir une résistance entre le texte de Brecht et la mise en scène. En effet, Brecht refuse tout jeu psychologique au sens aristotélicien, c’est-à-dire, tout jeu qui a pour but de créer de l’empathie et des émotions chez le spectateur et la spectatrice, au lieu de signifier les causes et enjeux qui régissent la situation regardée. D’une certaine manière, Julie Duclos dirige ses interprètes dans une pensée de la scène et du théâtre inverse à celle de Brecht, interne au texte. On peut se sentir ému par cette situation perçue comme tragique, mais la mise en scène ne nous donne pas les outils pour la penser. Il y a une opposition entre les codes du théâtre aristotélicien qui jalonnent la mise en scène de Julie Duclos et le théâtre brechtien (qui est constitué en partie sur le refus du théâtre aristotélicien). Le monologue de la jeune femme est écrit de manière à faire entendre la particularité de la situation d’une femme juive de la classe bourgeoise mariée à un homme non-juif, sous un régime nazi de plus en plus persécutant à un moment précis de l’histoire. Dans le texte, c’est à son mari qu’elle s’adresse. Mais son mari n’étant pas là, à qui l’adresse-t-elle concrètement sur scène ? Julie Duclos semble lui donner comme indication d’imaginer que son mari est là. Le jeu psychologique du personnage tente de faire exister scéniquement une figure absente, lui adresser un monologue, tout en jouant l’intériorité du personnage sur scène. Le jeu est saturé, et cela s’entend dans le rythme du monologue. Le jeu de l’actrice qui interprète le monologue s’essouffle très vite. Elle fait de plus en plus de grands gestes, parle de plus en plus fort, et elle ne s’adresse pas toujours au même endroit dans la pièce. Ainsi, toute l’émotion du début de la scène disparaît et la structure du jeu psychologique enfle sur scène. L’actrice ne peut se reposer sur le texte pour donner les images dont elle parle. La volonté naturaliste de la mise en scène de Julie Duclos neutralise la puissance signifiante du texte et congestionne le jeu. Cette scène est un exemple de résistance du texte à l’idée de mise en scène. Qu’est-ce que monter Brecht, sans se saisir de la pensée du théâtre qui jalonne son texte ? Qu’est-ce que vouloir faire du psychologique et du réalisme dans une pièce brechtienne qui s’y refuse ?

Julie Duclos perçoit de manière cinématographique la pièce de Brecht. Elle voit une intériorité dans les personnages et des plans dans chacun des tableaux. Son traitement de l’espace est très mouvant. La scénographie qui est très belle et impressionnante, a pour but de donner une image des individus coincés entre les murs du régime fasciste. Elle prend cette idée dans l’ouvrage de Charlotte Beradt qui rassemble les descriptions des rêves des individus sous le régime nazi : Rêver sous le IIIe Reich. D’où peut-être aussi le rapport psychologique aux personnages. Chaque tableau de la pièce devient comme un rêve « sous le IIIe Reich ». Julie Duclos ne voit pas de lien dramaturgique entre chaque tableau, les traitant individuellement sous le spectre du rêve. Dès lors, le système de mise en scène se répète : la scène jouée, changement de lumière, changement de décor en musique, un titre indiquant le lieu et l’année s’affiche et la scène qui suit, commence. C’est cette boucle qui ne cessera de se répéter tout le long du spectacle.
Ce traitement cinématographique et réaliste des tableaux entre, une nouvelle fois, en collision avec la pensée brechtienne qui consolide la dramaturgie de sa pièce. En effet, traiter de manière individuelle chaque tableau morcèle la pièce et sa temporalité. Le fil historique lie les tableaux qui dialoguent entre eux et résonnent les uns avec les autres en ce qu’ils sont construits dans cette continuité historique précise. Dans le texte de Brecht, les ellipses temporelles distinguent les tableaux sans les isoler alors que, dans la mise en scène de Julie Duclos ils semblent indépendants, simplement liés par la thématique de la montée du fascisme et la belle représentation poétique du rêve. La méconnaissance de la pensée brechtienne ramène le texte à des enjeux uniquement psychologiques, oblitérant les mouvements dialectiques, historiques, sociaux et politiques à l’œuvre.
De plus, le déterminisme psychologique des personnages semble s’étendre jusque dans la salle. La mise en scène travaille au contrôle des effets par la beauté de l’image, sur le spectateur et la spectatrice. Tenter de déterminer les effets du spectacle pour faire ressentir une émotion précise au public, c’est d’abord présupposer que la mise en scène a ce pouvoir, mais aussi neutraliser la puissance évocatrice et allusive du texte. Dans le tableau « 18. Le Paysan nourrit la truie », deux parents amènent leurs deux enfants dans les champs. Ils doivent monter la garde pendant que les parents vont nourrir les cochons, alors que les nazis interdisent de le faire pour récupérer les céréales. Une fois que les enfants sont placés en avant-scène, les parents sortent. Nous nous retrouvons face aux deux enfants exposés, en première ligne, ne sachant pas si quelqu’un va arriver. Cette image donne une inquiétude forte car elle nous renvoie à notre impuissance en tant que public : si ces enfants venaient à être mis en danger, que pourrions-nous faire ? À cet instant, on regarde et pense la situation aussi par le prisme de notre responsabilité, ce qui est politiquement fort. Or, cette tension très intéressante scéniquement est vite neutralisée par l’apparition sur le mur de fond de scène, d’une vidéo pré-enregistrée des parents qui nourrissent les cochons dans une ferme. Notre imaginaire est ici neutralisé par l’image cinématographique filmée au préalable. C’est parce que nous imaginions les parents aller donner à manger aux cochons, sans savoir combien de temps cela prendrait, que la scène fonctionnait. Ainsi, dès que l’image cinématographique apparaît, la puissance du texte est étouffée par l’idée de mise en scène qui souhaite produire les effets inverse à celui du texte. Cet autre exemple permet de souligner l’intérêt de Julie Duclos pour ce qui se joue dans la manière dont les nazis prennent le contrôle des imaginaires et du rêve. L’utilisation cinématographique a-t-elle pour but de nous mettre dans un rapport contrôlé à notre propre imaginaire ? Si les arts sont des moyens de contrôle forts sous le régime nazi, quels rôles jouent-ils dans la montée du fascisme aujourd’hui ?
Ce spectacle est intéressant en ce qu’il donne l’exemple d’une mise en scène et d’une œuvre qui s’accordent sous un même thème, mais ne cessent de s’opposer sur scène. Julie Duclos a choisi de monter une pièce de théâtre de Brecht en la liant à l’idée du rêve poétique, sans en reprendre la pensée. Or, il semble que l’un ne peut aller sans l’autre. L’œuvre de Brecht est jalonnée par sa pensée politique du théâtre. Julie Duclos choisit une esthétique qui souhaite produire des effets contrôlés, l’inverse de ce que Brecht veut produire avec son théâtre. Cela nous révèle deux choses : un texte dramaturgiquement construit résiste à la mise en scène quand celle-ci le contredit au-delà d’un certain degré. Et on ne peut dissocier le théâtre de la pensée de Brecht, car le texte est l’application politique de cette même pensée. Quelle place prend alors la politique dans le spectacle de Julie Duclos ?
Mais le plateau doit être un espace poétique, c’est par là que le politique passe […] La poésie, ici, c’est l’art de la mise en scène qui fait travailler l’empathie et la pensée ensemble.
Dans sa mise en scène, les moments poétiques contenus dans le texte sont traités par les indications psychologiques, et les moments poétiques dans l’espace sont produits par la musique et les changements de décor. Il est indéniable que la scénographie était d’une grande qualité et d’une grande beauté. Or, ce qui est poétique n’est pas nécessairement beau. Tout dépend de ce que l’on entend par « beau ». Il ne s’agit pas de juger arbitrairement la volonté de beauté du spectacle ou les choix fait sur l’œuvre, mais de relever cette question de la beauté que l’on retrouvait déjà plus haut, associée à la politique dans Catarina et la beauté de tuer les fascistes. Comment la question du beau s’articule-t-elle avec la question du fascisme ? Julie Duclos transfère la politique dans la poésie et cette même poésie des images est transférée par la volonté, dans la mise en scène, d’en contrôler les effets. Contrôler les effets, c’est vouloir transmettre quelque chose de précis au public et/ou lui délivrer un message.
Julie Duclos transfère la politique dans la poésie et cette même poésie des images est transférée par la volonté, dans la mise en scène, d’en contrôler les effets.
La mise en scène de Julie Duclos de Grand-peur et misère du IIIe Reich vise à révéler la politique de la pièce par la beauté de la scénographie, en faisant émerger une certaine poésie des situations psychologiques dépeintes. La pensée brechtienne refuse le psychologique et l’image aliénante pour donner au public les outils lui permettant de penser, depuis le théâtre, les causes des situations dans lesquelles ils se trouvent dans la réalité. Autrement dit, des outils de lecture sociale, politique et historique qui obligent à une distance « non-réaliste », c’est-à-dire, une dramaturgie qui s’efforce de créer des écarts et non de fusionner le réel et sa représentation. Le texte est écrit sur cette idée dialectique que la contradiction et la question du choix individuel sont le moteur dramaturgique des situations en mouvement. Julie Duclos prend un chemin inverse et recherche une fixation du beau et de la poésie depuis ces mêmes situations psychologiques. Le but est que ce soit beau au sens platonicien du “vrai” et du “proportionné”. Cela ne signifie pas que le théâtre de Brecht ne serait pas beau ou poétique. Il ne s’agit pas de dire que tout artiste doit être contraint et fidèle dans sa création par l’œuvre choisie, mais de souligner l’antagonisme à l’œuvre dans ce spectacle entre les choix de mise en scène et les choix dramaturgiques structurant du texte. Ce spectacle nous permet de penser la “mise en thème” des sujets politiques, ici, la montée actuelle du fascisme. Le texte et la mise en scène s’opposent dans leur dramaturgie, mais sont associés au nom d’un but commun : parler de la montée du fascisme.
Cette thématique qui motive de nombreuses créations théâtrales souligne la résurgence sur les plateaux de Brecht dramaturge et/ou penseur du théâtre politique comme “outil” antifasciste. Le spectacle de Julie Duclos nous permet de voir comment sous une thématique commune il peut y avoir des manières opposées de faire du théâtre. Le théâtre antifasciste de Brecht est ici pris comme un fait de l’histoire du théâtre politique et non étudié comme tel. De manière intéressante, ce spectacle illustre comment l’idée même du thème vient brouiller l’évidence d’une adéquation entre l’écriture de Brecht et sa pensée. La dramaturgie devient plus confuse. Ici, monter Brecht ne signifie donc pas immédiatement faire du politique, mais parler en poésie du politique.
Catarina et la beauté des tuer les fascistes
Texte et mise en scène – Tiago Rodrigues
Avec – Isabel Abreu, Romeu Costa, António Fonseca, Beatriz Maia, Marco Mendonça, António Parra, Carolina Passos Sousa, João Vicente.
Collaboration artistique – Magda Bizarro
Scénographie – F. Ribeiro
Lumière – Nuno Meira
Costumes – José António Tenente
Création, design sonore, musique originale – Pedro Costa
Chef de chœur et arrangement vocal – João Henriques
Voix off – Cláudio de Castro, Nadezhda Bocharova, Paula Mora, Pedro Moldão
Conseillers en chorégraphie – Sofia Dias, Vítor Roriz
Conseiller technique en armes – David Chan Cordeiro
Traduction – Thomas Resendes (français), Daniel Hahn (anglais), Vincenzo Arsilio (italien), Igor Metzeltin (allemand)
Surtitrages Patrícia Pimentel
Spectacle créé en septembre 2020 au Centro Cultural Vila Flor (Guimarães – Portugal)
Vu au Théâtre de la Croix-Rousse le 6 et 7 février 2025, Lyon
Grand-peur et misère du IIIe Reich
Avec – Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen
Avec la participation d’un petit garçon et d’une petite fille
Assistanat à la mise en scène – Antoine Hirel
Scénographie – Matthieu Sampeur
Lumière – Dominique Bruguière
Assistanat à la lumière – Émilie Fau
son Samuel Chabert
Vidéo – Quentin Vigier
Costumes – Caroline Tavernier
Régie générale – Sébastien Mathé
Régie plateau – David Thébault
Vu au Théâtre National populaire du 13 au 22 février 2025, Lyon.
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