Les chats : danser sur les ruines

A la MC93, Marlène Saldana et Jonathan Drillet invitent un ballet de chats mi-politisés mi-insouciants, qu’ils présentent comme un « spectacle musical par temps d’effondrement ». Mêlant parodie de musical et débats sur l’état du monde, cette proposition étonne et déconcerte un public pourtant prêt à toutes les extravagances, tout en activant un fond de résistance par l’absurde.

Les chats politiques

Sur le papier, ce spectacle avait tout pour me plaire : j’étais ravie de voir une comédie musicale avec des chats, encore plus quand j’ai compris que la « Maman » dont ils parlaient n’était autre que Marine Le Pen, devenue présidente de la France dans une uchronie un peu trop probable. J’étais assez réjouie d’observer au début du spectacle cette bande de danseurs à quatre pattes et clochettes dans un palais de l’Elysée qui ressemblait à un grand tableau de Mondrian.

Que font les chats de Marine Le Pen toute la journée dans leur maison dorée ? Bien sûr, humains (trop humains) qu’ils sont, ils parlent de fin du monde, de catastrophe écologique, de capitalisme, et de toute l’étrange mascarade de leurs maîtres qui ont construit une société bien étrange et bien dysfonctionnelle. Il est évidemment habile d’utiliser un point de vue étranger pour jeter sur notre monde un regard neuf et critique, et en pointer les absurdités – un procédé similaire aux Lettres persanes de Montesquieu, déplaçant le décalage culturel carrément à un décalage d’espèce, bien que ces chats n’aient pas grand-chose de chats en fin de compte. Oui, il est sans doute bon de s’étonner à nouveau des choses qui nous paraissent une sorte de fatalité historique. Mais la forme choisie par Marlène Saldana et Jonathan Drillet m’a laissée très perplexe.

Comédie musicale

Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés) se présente comme un spectacle musical, et de fait la musique y occupe une très grande place. Mais si les deux concepteur·ices du spectacle ont jugé bon d’employer des danseur·ses très talentueux·ses, les performances vocales ne sont pas du même acabit – mise à part une chanteuse lyrique qui propose un numéro très réussi en racontant la mort tragique d’un des chats de « Maman », dans une sorte de parodie de Jessye Norman en robe de gala. Il faut dire aussi que les interprètes ne sont pas vraiment aidé·es sur le plan musical : si la bande-son de Laurent Durupt est plutôt riche et variée, j’ai eu beaucoup de mal à comprendre le sens de la direction vocale. Marlène Saldana et Jonathan Drillet ont l’air de refuser un certain nombre de codes, en donnant à leurs interprètes des partitions assez indigestes, sans refrain, sans mélodie, avec une prosodie hasardeuse qui tombe souvent mal sur ses pattes. On oscille entre la parodie d’opéra contemporain psalmodié et le numéro de chant raté. Pourtant, on retrouve parfois certains codes : la chanson du grand méchant capitaliste en R’n’B hot (Fore, bébé, fore) ou la bossa nova des climato-sceptiques, des moments où la parodie joue à plein, et où l’on peut s’y raccrocher. Mais le reste du temps, il est difficile de savoir comment prendre ces numéros.

J’aurais pu accepter que le spectacle soit un genre d’objet punk et absurde, où on refuse volontairement le lissé de la comédie musicale type Broadway, parce qu’on a des choses à dire et qu’on ne veut pas les rendre sexy. Pas de rimes, pas de prosodie léchée, trop de récriminations sur l’état du monde pour se donner la peine d’en faire un refrain agréable qu’on pourra répéter en oubliant l’urgence de son contenu. Mais dans ce cas, pourquoi la partie dansée est-elle de son côté si maîtrisée ? Pourquoi avoir choisi de saboter l’un des codes du spectacle et pas l’autre ? Cela nous met dans un entre-deux où l’absurde ne peut à mon avis plus vraiment se déployer, car le public ne sait plus où placer son curseur.

Les chats de Marlène Saldana et Jonathan Drillet
(c) Philippe Lebruman

Anatomie de nos paresses

Malgré tout, je me suis accrochée, à l’inverse de toute ma rangée de public qui a quitté la salle après une trentaine de minutes de spectacle. L’étrangeté de l’objet m’a tenue jusqu’à la fin, et j’ai presque adhéré au côté rien-à-foutre de la forme, car c’est aussi une revendication politique. Mais le geste n’est pas mené jusqu’au bout ; tous ces chats très queer se prennent un peu trop au sérieux et ne nous prennent pas assez par la main pour être les figures de cabaret subversives et critiques qu’elles auraient pu être. Mais ce qui restera du spectacle pour moi, c’est une façon d’évoquer nos ambiguïtés face à la situation politique actuelle, entre responsabilité et abandon. Y a-t-il encore une place pour lutter et se révolter, ou alors vivons-nous déjà comme des chats irresponsables, dont la vie se résume à se laisser caresser, à « se la couler douce » ? Maman s’occupe de tout, n’est-ce pas ? (« Shit, I’m a kitty chatte », réplique Ponzi, le petit chat mignon qui nous parle aussi des heures perdues à scroller sur des vidéos de ses semblables qui nous aliènent le cerveau). Le chat, philosophe ignoré ou petite boule de poils immature ? Les miaulements des chats sont peut-être un avertissement sur l’apocalypse, que nous choisissons d’ignorer – voire un cours sur le capitalisme, un des meilleurs moments du spectacle, porté par un Jonathan Drillet brillant. Les chats nous parlent de notre propre inaction, et de l’absurdité où nous nous enfonçons, jour après jour.

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