Dans le cadre de la programmation Prémisses dédiée à la jeune création, la metteuse en scène Liza Machover — voir l’article de Lucie Ouchet sur son précédent spectacle L’Île aux pères— présente Lopakhine danse à Paris au Théâtre de l’Athénée. À partir du désir qu’entraîne le premier émoi artistique, la metteuse en scène et le danseur Julien Moreau opèrent ensemble un retour à la source, dans un spectacle aussi drôle que poétique.
Depuis où rêve-t-on ?
Les lumières de la salle ne sont pas encore éteintes et le danseur arrive déjà. En avance peut-être ? Il nous regarde. Déjà on sent qu’il y a quelque chose qui sera défait : ôter à un danseur l’aura de son silence, c’est vouloir révéler les coutures si habilement tissées par le mystère de la danse souvent muette. Il ne se contente pas de nous regarder, il nous pose des questions : l’adresse est d’abord aux spectateur·ices et à la metteuse en scène assise avec nous dans le public. Dans une mise en abîme savamment construite, on assiste à la formulation de cette demande toute simple : depuis quand désire-t-on cela ? Cela, c’est à dire se réunir ici dans une salle pour faire ou regarder de l’art.
« Tu cherches ? – Ouais. – Tu cherches quoi ? – Je cherche comment faire tout ça. – Depuis quand tu te cherches ? »
Dans Lopakhine danse à Paris, on retourne à l’origine du rêve, en tant que désir artistique, à partir de la figure de Lopakhine. Ce personnage de La Cerisaie de Tchekhov qui rachète à la fin de la pièce le domaine dans lequel son père et son grand père étaient esclaves – Moujiks-. Ce retour victorieux, cette réalisation du rêve, c’est ce que narre le solo du breakdancer Julien Moreau. Les lumières s’éteignent et on plonge à l’origine de ce geste de création qui anime le danseur et la metteuse en scène : ce mouvement de retour s’exprime par un tour. Le tour sur soi d’un Lopakhine vu à 19 ans par la metteuse en scène et le tournoiement du breakdance — deux premiers chocs esthétiques, à l’origine de tout mouvement. Le spectacle nous entraîne alors dans un vertigineux retour à l’adolescence du protagoniste qui s’amuse avec tendresse de son premier désir de danse, l’origine de son rêve. Mais aussi à travers les lignes, son origine personnelle.

« Le déplacement implique un dédoublement «
Tel Ulysse, l’homme aux milles tours, le danseur se souvient, il revient en pensée et en geste à son origine, à sa filiation aussi. Issu d’une famille d’ouvriers de Laval, il décrit ce qu’il voit enfant dans l’usine : « une grande chorégraphie de gestes précis, répétés et rapides », par ces mots on saisit dans une même image la ressemblance et la différence. Suivre son rêve est-ce toujours renoncer un peu à soi ?
Par d’heureux effets de mise en scène s’opère un véritable dédoublement du regard sur soi.
Le pari réussi de ce spectacle : réussir à traduire en image cette interaction interne avec le passé, matérialisé ici en souvenirs sous forme de vidéos et de chorégraphies. Par d’heureux effets de mise en scène s’opère un véritable dédoublement du regard sur soi. Dans une grande simplicité, Liza Machover parvient à nous faire voir ce regard par-dessus l’épaule qui mêle tendresse et dérision. Le souvenir se surimprime, à la manière d’une photographie en double exposition, sur le corps bien présent du danseur : le solo devient un duo, une danse avec soi.

Remettre le fantasme à sa place
Par les moyens de la scène, Liza Machover parvient à nous faire sentir les polyphonies internes d’un Lopakhine tiraillé entre le désir et l’impossible.
Après le souvenir vient le fantasme et un autre dialogue s’instaure, cette fois-ci non plus du côté d’un tendre passé mais d’un futur exigeant. Un futur irréel et irréalisable, comme une discussion imaginée avec tout ce que l’on aura pas été. Par les moyens de la scène, Liza Machover parvient à nous faire sentir les polyphonies internes d’un Lopakhine tiraillé entre le désir et l’impossible. Elle va au bout du geste d’analyse du désir dans une complexité qui admet aussi bien la grande force à proprement parler motrice de ce sursaut mais aussi son aspect écrasant. À la manière de Tchekhov qui ne lisse jamais ses pièces dans des fins heureuses et trop faciles, on sent ici toute l’amertume d’un Lopakhine que le désir pousse à décimer tous les arbres de la Cerisaie. Ce spectacle traduit aussi bien la grandeur du rêve que le goût doux-amer d’une victoire. À nous de faire nos rêves autant qu’ils nous font.

Lopakhine danse à Paris
Textes – Liza Machover & Julien Moreau
Création sonore et régie – Benjamin Möller
Dramaturgie – Liza Machover & Carolina Rebolledo-Vera
Création lumières – Paul Argis
Reprise lumières – Maureen Sizun Vom Dorp
Regard Chorégraphique – Jann Gallois
Décors – Florian Bessin
Vidéaste – Alex Mesnil
Du 3 au 13 avril au Théâtre de l’Athénée
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