Estelle Meyer dans Niquer la fatalité au Théâtre 13

Niquer la fatalité : l’hymne aux femmes d’Estelle Meyer

Dialogue contre la condition féminine

Qu’est-ce qui relie par-delà les époques Gisèle Halimi, célèbre avocate des causes féministes (à l’origine entre autres de la décriminalisation de l’avortement et de la reconnaissance du viol comme crime), décédée en 2020, et Estelle Meyer, comédienne et chanteuse ? Un lien viscéral, de celui qui unirait toutes les femmes ? Sur la scène du Théâtre 13 – Bibliothèque, l’actrice convoque dans Niquer la fatalité – chemin(s) en forme de femmes celle qu’elle décrit comme sa grand-mère rêvée, assistée à la mise en scène par Margaux Eskenazi. Elle entame un dialogue avec son illustre aînée, dont elle admire la « farouche liberté » titre du livre d’entretien avec Annick Cojean retraçant ses combats. Pour tout avouer, Estelle a même trouvé Gisèle « plus libre » qu’elle. Et elle s’interroge sur comment la jouer, comment l’interpréter – alors même que Gisèle est déjà là, la clope à la main dans son tailleur bleu clair, superposée à Estelle dans son corps, double de chair et de parole.

Estelle Meyer tresse ensemble les vies de l’actrice et de l’avocate, leurs deux expériences se faisant écho. Comment, adolescente dans une famille séfarade de Tunisie, Gisèle a commencer à niquer la fatalité de la condition féminine par une grève de la faim domestique ponctuée bien sûr de sa première victoire féministe : ne plus avoir à servir ses frères sous prétexte qu’ils étaient des hommes. Et comment cette victoire a engendré les combats suivants, jusqu’à ses grandes plaidoiries, et cette rage de ne pas vouloir perpétuer les violences et la domination qui nourrit aujourd’hui Estelle, qui se rêve en femme libre de son destin, gitane ou pirate. Les récits de vie des deux femmes finissent par se superposer et se confondre, et la direction du spectacle paraît parfois un peu hésitante : malgré l’énergie et l’auto-dérision d’Estelle Meyer, on ne distingue pas tout de suite ce qui fait avancer la pièce, le nœud qui la sous-tend.

Estelle Meyer en Gisèle Halimi dans Niquer la fatalité au Théâtre 13
© Emmanuelle Jacobson-Roques

Du sociologique au mystique

La narration traverse tous les grands topoï du récit de soi féministe : du harcèlement de rue qui fait prendre conscience de la condition féminine, au viol, en passant par les rébellions adolescentes premières règles et le premier rapport sexuel… Si ces étapes sont désormais tristement connues, et peuvent donner l’impression d’une dramaturgie sans originalité, c’est la façon qu’Estelle Meyer a de les décrire et de les chanter qui donne sa spécificité à Niquer la fatalité. Toutes les expériences y sont transcendées, par-delà de leur réalité brute, et rattachées à un grand tout cosmique que la langue d’Estelle dessine avec sensualité et fantaisie. Diffuse, et empruntant à des traditions non-européennes, la spiritualité revendiquée du récit est ancrée dans une matérialité corporelle : le monde entier est issu du féminin, pas parce que celui-ci serait un « Éternel » idéalisé, mais bien parce que tout le monde est sorti du ventre et du sexe d’une femme : « Le deuxième sexe engendre le monde entier ». Un engendrement qui a bien sûr à voir avec les mythes d’origine où se logent la naissance de l’humanité : « Une femme a sorti un enfant d’elle-même comme d’une grotte millénaire ». Le grand rideau rouge vermeil qui constitue la scénographie porte et redouble cette vision, tout à la fois couleur du sang menstruel, des viscères d’où tout commence, et symbole de colère et de révolte.

Dans ce moment historique marqué par un féminisme plus matérialiste et intersectionnel que métaphysique, la voie/x d’Estelle détonne, qui semble vouloir amalgamer une conception certes sociologique (les femmes le deviennent quand elle sont confrontées à des expériences sociales spécifiques : « Femme c’est quand on te klaxonne, quand on te regarde ») et une conception mystico-organique de la féminité, qui s’appuie sur un imaginaire de déesse-Mère et de matrice originelle. Un imaginaire qui interroge, tant Estelle Meyer marche là sur un fil ténu qui risque de tomber dans un essentialisme dépassé et à contre-emploi.

Niquer la fatalité : un rituel

© Emmanuelle Jacobson-Roques

Néanmoins, c’est le propre à la fois de la personnalité et du personnage d’Estelle Meyer que de réussir la conjugaison de toutes ces visions dans une forme unique. Le spectacle est à son image : pluriel, généreux, envoûtant, enflammé parfois. Les chansons qui scandent le récit donnent à l’ensemble une forme qui se rapproche de l’esthétique du cabaret ou du music-hall, et permettent à l’actrice de se muer en véritable performeuse. Elle y loge tant de fougue et de vie qu’on ne sait plus parfois si on regarde une pièce de théâtre traversée de chansons, ou un concert entrecoupé de scènes, donnant au chant un rôle véritablement cathartique. Sa partition est magnifiquement soutenue et accompagnée par le pianiste Grégoire Letouvet et le batteur Pierre Demange, également compositeurs des morceaux, et donne à voir aussi bien l’image d’une femme puissante soutenue par deux hommes que celle de l’harmonie entre les genres qu’elle appelle de ses vœux.

Hésitante au début, la dramaturgie prend forme et force lorsqu’elle concentre sur la question du viol – Gisèle Halimi ayant été une des grande artisane de sa reconnaissance comme crime – lorsque Estelle enchaîne une prise de conscience personnelle et l’immense plaidoirie du procès de l’affaire Tonglet-Castellano, qu’elle incarne avec puissance et passion. Et lorsqu’elle formule la question à laquelle son spectacle apporte une contre-réponse éclatante : « pourquoi sommes-nous maladivement inquiets du féminin ? ». Ces « chemins en forme de femmes » en sont précisément le contraire : une hymne aux femmes et à leurs expériences, qui nourrissent un élan de sororité contre la fatalité.

Finalement, c’est en commun que nous la niquerons, cette fatalité : toujours dans la même énergie habitée, Estelle organise une cérémonie de rage et de libération collective, où le public du Théâtre 13 à l’unisson crie et se secoue, pour exorciser à chaque coup de tambour nos démons patriarcaux – angoisses, traumatismes, violences. Sur la scène, Estelle Meyer virevolte et tournoie littéralement, première femme derviche tourneuse de l’histoire, puissance accomplie de vie et de liberté, embras(s)ant le cosmos.

Estelle Meyer dans Niquer la fatalité au Théâtre 13
© Emmanuelle Jacobson-Roques

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