Au Festival d’Avignon, dans la programmation du IN, nous est donnée la chance de voir le travail de Tiziano Cruz. Découverte qui m’a, personnellement, bouleversée. L’artiste argentin, originaire de San Francisco dans la province nord de Jujuy, présente Soliloquio (me desperté y golpeé mi cabeza contra la pared), ou « Soliloque. Je me suis réveillé et me suis cogné la tête contre le mur », et Wayqeycuna qui signifie « Mes frères et moi », respectivement deuxième et troisième volet d’une trilogie autobiographique. Représentant des cultures indigènes latino-américaines, Tiziano Cruz travaille à partir de son histoire intime, politique, économique et sociale. Refusant d’être un produit marchand, un « indigène à la mode », pétrissant son art du risque mortel – réel et symbolique – qui guette les pauvres et ceux que l’ordre du monde décide d’inscrire en marge, l’artiste fait ses adieux à cet art et ce monde dans lequel il s’est « laissé violer ». Cela, pour mieux se retrouver et chercher en soi et dans cette marge ce qui refonderait une autre présence au monde. Deux gestes d’une profondeur à couper le souffle dont j’essaie ici de rendre quelques traces.
À ciel ouvert
Soliloquio débute dans la rue, presque aux portes des remparts à l’entrée d’Avignon. C’est d’abord un groupe que l’on voit s’avancer, en musique et en chant, reprenant des thèmes emblématiques – Cariñito, dont le texte évoque les larmes, Ojalá Pudiera Ir, pour n’en citer que deux. Sur ces airs de fête, ils et elles nous conduisent un peu plus loin dans le Square Agricol Perdiguier.
À ciel ouvert, Tiziano Cruz s’avance, se plante face à nous et nous livre un manifeste dit en Espagnol au mégaphone et traduit en Français par une complice. Ce manifeste commence par un remerciement, celui de notre présence et de notre venue, se poursuit par les origines, traverse toutes les violences, les inégalités, les injustices qui touchent celles et ceux qui, avec Tiziano Cruz forment la communauté dont les vies valent moins que d’autres. Ces violences nous les connaissons, elles existent ailleurs autant qu’autour des remparts d’Avignon. Ce manifeste est un soulèvement par l’espoir et vers le rêve en même temps qu’un adieu au théâtre aristotélicien tel qu’il a été imposé comme perspective unique. Désormais, c’est la musique andine qui guidera le travail de Tiziano Cruz, et c’est ainsi que repart le cortège de ces gens de la marge devenus épicentre et qui font résonner leurs chants dans les rues de la ville.
Arrivé·es au Gymnase du Lycée Mistral, chanteur·euses, danseur·ses et muscien·nes forment une haie d’honneur à travers laquelle nous passons et au bout de laquelle Tiziano Cruz attend chacun·e des spectateur·ices qu’il salue individuellement.
De certaines blessures, on ne guérit pas
Dans la salle, c’est depuis l’affirmation du désert en lui que Tiziano Cruz reprend la parole, seul cette fois-ci, pour cette seconde partie de Soliloquio. C’est une cérémonie d’adieu et de réinvention à laquelle nous assistons. L’artiste se détache de tout ce qui lui a fait violence, quitte le monde de l’art et son européocentrisme, pour voyager vers lui-même et ses origines.
Sur scène, avec une sobriété déconcertante, Tiziano Cruz reconnaît avoir été un artiste cynique, s’être laissé violé par les institutions, avoir été complice du monde cassé et violent dans lequel il ne peut trouver sa place. Refusant un héritage qui n’est pas le sien, affirmant sa différence comme matière de lutte, Soliloquio retraverse les douleurs, les deuils, les lettres écrites à sa mère. Lentement les bras de Tiziano Cruz s’ouvrent de plus en plus dans cette révolution intime, poétique et politique. C’est par les larmes et la revendication du droit à les sécher de ses propres mains que continue de se déployer le nouveau monde possible. La scène n’est plus un outil de distraction, un lieu exotique mais le lieu d’une parole qui ne nie plus la réalité.
L’une de ces réalités est la maladie qui fait mourir autant qu’elle sauve, dans la mesure où malade, un indigène n’est plus une main d’œuvre exploitable. Rude constat, un de plus. Tiziano Cruz embrasse les maux de notre monde dans un geste qui dénonce et qui caresse, qui accuse et qui console. Un art non-officiel, un art qui s’insurge contre l’hégémonie qui tue, qui refuse de se faire aspirer par la »Culture » et qui parle à nos âmes. En livrant la sienne il veut toucher la nôtre.
Tout cela nous est raconté avec peu de moyens, que nous retrouverons dans une esthétique commune avec Wayqeycuna. Le plateau est blanc, en fond de scène un écran pour Soliloquio et des tissus blancs très fluides pour Wayqeycuna, un micro, des douches de lumière formant un cercle autour du corps de Tiziano Cruz, moins zénithale dans Wayqeycuna où l’ombre de l’artiste s’étend sur le plateau blanc, une photo de la mère dans le premier spectacle, des images du père et du fils de dos, puis de face, le neveu de Tiziano Cruz qui apprend l’Espagnol et la montagne natale dans le second.
Un travail sur le noir et le blanc, des « valeurs » plutôt que des couleurs selon Tiziano Cruz qui développe une réflexion scénique sur la blanchité qui « mange tout » nous dit-il encore, et que son corps, sa voix et le texte altèrent pour mieux faire ressortir les trois composantes de sa dramaturgie auxquelles s’ajoutent des objets choisis, hérités de son père. Dans cette économie, l’image est toujours juste et bien souvent surgit la beauté dans cette épure. Un art volontairement rapporté à l’essentiel.
Mes frères et moi
Wayqeycuna, le deuxième spectacle présenté au festival et troisième volet de la trilogie de Tiziano Cruz, semble commencer dans les montagnes, lorsque redescendent les troupeaux et que l’on entend leurs clochettes tinter.
Certains souvenirs qui commençaient à être évoqués dans Soliloquio reviennent ici, au présent. Des enfants jouent sous les pêchers. Mais très vite, ce paysage idyllique est terrassé par cette idée : là-bas, on grandit en danger. On y est pauvre et on fuit cette pauvreté. On y perd ses dents et l’artiste international qu’est devenu Tiziano Cruz ne sourit qu’avec précaution.
Tiziano Cruz se plante devant nous : « Aca estoy » (“Je suis là”, ou “Me voici”). Mais attention, car s’il est ici comme une personne à la mode, l’indigène que l’on expose, il nous met en garde : nous pouvons le dévorer, le manger et le boire, il ne demandera pas d’épargner sa vie, lui qui est prêt à mourir. Il nous souhaite la bienvenue dans sa tentative désespérée de faire le deuil du décès sa sœur et de se réconcilier avec le monde.
Dans Wayqeycuna, le rituel s’étend jusqu’à ce que Tiziano Cruz fasse corps avec le lieu d’où il vient. L’artiste prend le temps, déroule les mots pour nous les faire entendre, façonne un moment inédit par sa marche délicate, ses gestes précis, ses positionnements dans l’espace, pour mieux souligner que la présence s’établit dans cette lenteur opposée à toute forme d’agitation. Il dit : « Comme indigènes, nous devons trouver une autre manière de lutter », et montre ici une voie possible. Celle du don de soi, de son histoire, le port de cette parole trop longtemps tue – de force. Et de nous mettre face à cette question : comment créer un art pour les pauvres et les marginaux ?
Cosmogonie de ma montagne
Wayqeycuna est un portait de soi par la montagne en creux de laquelle se niche le deuil impossible de sa sœur, mort teintée de la négligence médicale d’un système politique et social qui intègre la discrimination jusque dans la maladie. Toute la peine se situe dans la rivière, et l’eau devient l’un des motifs du spectacle, de même que le feu qui brûle la maison d’enfance.
La parole de Tiziano Cruz se déploie sans artifice. Sa force tient à la reconnaissance de l’impossibilité du deuil et à la lutte pour trouver, malgré l’impossible consolation, une manière de vivre – et non de survivre-, d’être rempli de l’espoir que le théâtre, délesté de ses artifices, peut rester une fête et un poème comme acte de refondation du monde. L’art de Tiziano Cruz ne se laisse pas submerger par tout ce qui le menace, le violente, l’invisibilise.
Ce n’est pas un art contestataire, c’est un art affirmatif de soi. Une démarche de réappropriation et de renaissance. Un long poème qui fait couler ses larmes en accouchant de nos douleurs.
La parade et le manifeste de Soliloquio sont un point de départ, suivit en salle de l’indication d’un chemin possible, dont Wayqeycuna matérialise le voyage vers ces montagnes du nord de l’Argentine où revient l’artiste. Le final est une offrande, un pain que nous tend à chacun·e Tiziano Cruz, bientôt rejoint par les complices de son équipe.
Dans sa mise à nue, Tiziano Cruz invite toujours à l’espoir, parle depuis sa tristesse avec une douceur qui nous rappelle toujours que ce sont bien nos espoirs et nos rêves qui contiennent la possibilité de s’extirper du monde qui consomme et consume. En nous disant qui il est, l’artiste-poète nous parle à l’universel. Ouvrir une nouvelle voie, c’est toute la puissance de la démarche de Tiziano Cruz.
Récit d’un échange avec Tiziano Cruz
Parce que Tiziano Cruz a touché de très sensibles cordes, j’ai demandé au Festival si nous pouvions nous rencontrer, et nous avons échangé un moment au téléphone.
J’ai d’abord souhaité revenir sur une phrase, répétée par deux fois dans Soliloquio et qui dit qu’un art qui esquive et invisibilise la réalité devrait disparaître. Tiziano Cruz reconnaît la dureté et le fatalisme de cette affirmation qui permet selon lui de confronter l’art a ses propres limites et ses impensés. Il fait référence à cet art contemporain, au sommet du conceptuel, qui répond à des logiques mercantiles et qui ne se pose pas la question de savoir s’il s’adresse à toutes et tous. Dans la démarche de Tiziano Cruz, et pour les deux spectacles que j’ai vu, il tente de s’opposer à cette logique en intégrant à son travail des communautés locales qu’elles soient de la diaspora latino-américaines ou d’autres origines. Au Festival, l’artiste a travaillé avec une communauté latino-américaine et une communauté gitane d’Avignon. Ce travail, j’apprends lors de notre échange qu’il s’étend sur une année, dans une démarche de longue durée donc, qui permet de prendre le temps de se rencontrer, de relier les intérêts, les cultures, et de donner corps aux mots du manifeste que nous entendons lors de la parade initiale de Soliloquio.
Comme le précise Tiziano Cruz, les luttes ne sont pas individuelles et ce travail a pour intention de servir aux communautés au-delà du temps des représentations. Ce temps avec les communautés, c’est également le moyen pour Tiziano Cruz de poser des conditions à la diffusion de ces œuvres. Je lui ai demandé comment, en étant programmé dans des festivals internationaux, il réussit à échapper à la marchandisation de son travail, à l’essentialisation de son être, et résister à ce qu’il dénonce au début de Wayqeycuna, à savoir être « l’indigène à la mode » ? Sur ce point, c’est par l’obtention du respect de certaines conditions que l’artiste peut faire son travail comme il le souhaite, éloignant ainsi la logique de rationalisation, les tentatives de programmations folkloriques qui n’accepteraient pas ces temps de médiation avec les communautés ainsi qu’une réflexion sur la rémunération de celles-ci. Un travail in situ qui va au-delà d’une arrivée à J-2, un montage à J-1 et un départ le lendemain de la représentation. Pour Soliloquio, ces temps longs de rencontres avec les communautés permettent de créer la parade du spectacle, tandis que dans Wayqeycuna il s‘agit de temps de confection de pains, décors et offrande aux spectateur·rices.
L’artiste ne passe pas, il s’arrête et séjourne, prend le temps de modeler avec les communautés locales une autre réalité, permet d’inclure dans son art ceux qui sont exclut de l’art. Il précise qu’il ne veut pas être « le seul artiste », mais que son travail consiste également à « ouvrir des portes ». Si on a toujours parlé en son nom et au nom des communautés indigènes et diasporas diverses, aujourd’hui l’enjeu est celui des espaces dévolus à prendre la parole en propre.
Soliloquio
avec Tiziano Cruz et la participation d’amateurs de l’association Alma Gitana, France Amérique Latine Vaucluse, Contraluz et Gipsy Mariano Los Cortes (musiciens)
Wayqeycuna
Texte, mise en scène et interprétation – Tiziano Cruz
Spectacles vus les 13 et 14 juillet au Festival d’Avignon
Prochaines dates :
Soliloquio
30 octobre au 2 novembre 2024 – Battersea Arts Center (Londres, Royaume-Uni)
9 au 10 novembre 2024 – Moving in November Festival (Helsinki, Finlance)
20 et 21 novembre 2024 – Festival Próximamente (Bruxelles, Belgique)
Wayqeycuna
16 au 18 août 2024 au Zürcher Theater Spektakel (Zurich, Suisse)
23 et 24 août 2024 au Kaserne Basel (Suisse)
30 août au 1er septembre 2024 à La Bâtie Festival de Genève (Suisse)
11 et 12 septembre 2024 à Anti Contemporary Art Festival (Kuopio, Finlande)
18 septembre 2024 au Teatro da Cerca de São Bernardo (Coimbra, Portugal)
20 septembre 2024 au Teatro Municipal de Matosinhos Constantino Nery (Portugal)
16 et 17 novembre 2024 à Alkantara Festival (Lisbonne, Portugal)
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