Biographies : éloge de la routine

Pour cette 18e édition, le festival Rencontre des Jonglages s’est installé au mois de mai dans ses nouveaux quartiers, à Bondy, ainsi que dans plusieurs villes d’Île-de-France, poursuivant sa mission de rayonnement des pratiques jonglées sur le territoire. Retour sur le spectacle Biographies de la compagnie Ea Eo, une ode jonglée et rythmée au flux de pensée et aux digressions. Une jongleuse et un rappeur y dessinent les contours du temps, celui qui les porte, les détermine, les dépasse et les menace, aussi.

Penser le geste

Au centre de la petite scène, Neta Oren et ses trois balles. Sur l’un des côtés, Pierre Laloge et son micro. Tout autour, le public, témoin attentif et privilégié de tout ce qui se passe, et surtout de tout ce qui se pense. Car la présence rythmique du rappeur n’a pas pour seul but d’illustrer musicalement la performance incarnée de la jongleuse, au contraire : Pierre est la pensée de Neta. Il nous livre, dans une poésie brute, l’ensemble des parenthèses mentales que traverse la jongleuse à mesure que celle-ci nous présente sa « routine » préférée. Un flow de rimes pour un flux de pensées.

Il y a d’abord les gestes techniques et les points de repères qui, rappés, réveillent une étrange poésie : « paume main à cloche pied / puis déclenche un coup d’tête / paume main / écartée ». Le jonglage en devient d’autant plus généreux : on a accès aux secrets de fabrication, à la logique intime de celle qui assemble avec minutie les figures de cette chorégraphie choisie. La pensée vocalisée décale habilement les points de focus : on se retrouve à s’émouvoir davantage d’une main vide que d’un tour d’adresse. On a un accès inédit à une temporalité différente, celle d’une artiste qui sait toujours ce qui arrive ensuite, et dont le visage s’illumine avant plutôt qu’après la figure.

Rapidement, les pensées s’écartent du jonglage pur, pour aller vagabonder dans la constellation mémorielle qui l’entoure. La liste de courses, la rééducation du périnée, le pays quitté… Car dans cette chorégraphie, qu’elle répète depuis dix ans, il y a « toute [s]a vie » : tout ce qui s’est passé en parallèle, tous les petits et les grands doutes. Du point de départ jusqu’à l’arrivée, et même au-delà. Par le truchement d’une autre voix mais la sincérité de l’histoire intime, Neta Oren nous offre la possibilité d’avoir accès au geste artistique en entier. De comprendre un ensemble et de retenir d’elle tout ce qui la constitue, au-delà de et à travers ses trois balles blanches.

Temps suspendu

© Marc Lahore

Dans Biographies, tout est une histoire de temps : celui qui s’est écoulé depuis que le spectacle a commencé, celui qu’il nous reste à leur contact, et celui qui n’appartient qu’à Pierre et Neta. Le temps de l’après, quand le démontage sera terminé. Les deux artistes nous y préparent avec malice à travers des « points timings », entrecoupant les phases jonglées et rappées. Ces respirations, littérales pour la jongleuse qui peut ainsi reprendre son souffle, permettent aussi à Pierre de récupérer sa voix, ou plutôt sa pensée.

Là encore, le présent permet de parler du futur : au minutage précis de la représentation se superpose la durée de vie du spectacle. Où vont les spectacles « vivants » lorsqu’ils meurent ? Lorsque tous les montages et démontages sont terminés, lorsque les coupes budgétaires sont trop grandes, lorsque les corps ne suivent plus ? La cie Ea Eo interroge avec douceur et engagement le caractère éphémère des luttes que l’on mène en produisant des spectacles, et particulièrement des spectacles de cirque.

Mais une rime ne s’oublie pas, un lancer non plus. Chargé·es de tous leurs vrai-faux souvenirs, Pierre et Neta nous invitent à voir l’avenir, par le prisme de leurs doutes en écho. Mais aussi de leur histoire d’amitié, qui s’étale sur plus de quarante ans en moins d’une heure. On se laisse complètement emporter par ces projections futuristes, qui sonnent pourtant si justes : ces Biographies – au pluriel –, ce sont les leurs, mais aussi un peu les nôtres.

À l’écriture rythmique du jonglage et à la musicalité des mesures rappées répondent des questionnements poétiques mais bien réels sur le temps et la mémoire. La cie Ea Eo sublime le concept symbolique de « routine », pour célébrer la fragilité de la création tout en révélant son pouvoir de résistance. C’est un spectacle qui a la force de ceux qui se racontent eux-mêmes, avec l’exigence du vrai qui fait naître l’émotion.

Biographies
Texte – Neta Oren, Eric Longequel & Pierre Laloge – cie Ea Eo
Mise en scène – Eric Longequel
Jonglage – Neta Oren
Rap – Pierre Laloge
Musique – Jérémy Ravoux
Regard extérieur – Etienne Manceau
Création lumière, conception & construction scénographie – Jules Guerin
Costumes – Iorhanne Da Cunha
Régie de tournée – Erwan Sautereau
Chargée de production – Léa Calu
Administration – ASIN

En tournée :
29 mai : Centre culturel de Francheville
1er juin : Festival International de Proximité de Rabastens
28 et 29 juin : Festival Le Mans fait son cirque
Du 12 au 16 août : Festival Multipistes à Nexon

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