Au mois de décembre, c’est sous la verrière du CENTQUATRE que le Cirque Trottola installe son nouveau chapiteau, écrin du merveilleux spectacle Strano, refuge à la fois nostalgique et dystopique pour clowns acrobates. Étourdis par leurs chutes autant que par l’écho du vacarme extérieur, ces personnages démesurément attachants et généreux nous convient à une cérémonie de rires et de frissons, au son d’un orgue majestueux qui fait trembler le cœur et le chapiteau.
Solennité de la joie
Au loin, le son des tambours. La cavalerie se rapproche, on la devine de l’autre côté de la toile. Elle fait le tour du chapiteau, mais n’y entre pas. Nous sommes à l’abris, sur nos gradins en fer à cheval, réuni·es dans l’antre de deux clowns endormis. Un homme au tambour vient perturber leur sommeil : il s’est échappé du dehors, pour peut-être venir se réfugier, lui aussi. Bonaventure Gacon et Titoune, clowns acrobates co-créateur·ices du Cirque Trottola, rejoignent alors la piste, en grognements et chutes saugrenues pour l’un et espiègleries silencieuses ou sifflées pour l’autre : la parade commence.
Des escaliers au milieu du vide, des trapèzes-ascenseurs, des pianos-toboggans, des rideaux en tôle, des bêtes aux grandes oreilles et beaucoup de clowneries investissent la piste de Strano, et construisent l’imaginaire abondant de ce chapiteau-monde. Les trois interprètes y déploient l’étendue de leurs talents d’acrobates, enchaînant avec fluidité colonnes à trois, saltos, pirouettes… Sous les rires et les sursauts du public, conquis de la première à la dernière minute.
Un quatrième égaré complète la cérémonie : Samuel Legal, musicien, perché sur sa plateforme, réveillant les âmes inertes de ses mélodies douces et inquiétantes qu’il fait sonner sur un grandiose orgue à rétroviseurs intégrés. Dès les premières notes, les frissons sont immédiats. Nous nous retrouvons dans le rayon du sacré, mais loin du religieux : c’est un rituel du brut, de l’immédiat, du modeste, du marginal. À l’image de ces clowns vêtus de guenilles, « ceux d’en bas », qui jouent du piano avec le nez puisque les coudes sont interdits.
Après le monde d’avant
Strano est un monde de géants et de minuscules. De multiples êtres y sont invités à laisser une trace fugace, dans un mot, un cri, un geste ou une image, créant des empreintes sensibles d’une grande beauté. Des silhouettes se forment parfois dans l’ombre, comme cet immense soldat au long manteau agitant le drapeau blanc, invoquant silencieusement la paix. On garde aussi le souvenir réjouissant de ce clown qui s’improvise Castafiore, dont les fausses notes émeuvent presque plus que si elles étaient justes.
Mais entres les chutes et les rires sonores, dans les interstices du léger, on entend les grondements du réel. S’y camouflent des indices d’absence, de mort, de terres arides, brûlées, de lendemains de catastrophes, et de « voyage au but incertain », comme le rappelle Bonaventure Gacon dans un poème qui articule l’ensemble du spectacle. Le clown, qui devient messager de tragédie antique, nous livre des souvenirs de grands rires et d’audace, mais aussi un goût de finitude : « Tout le vacarme n’avait servi à rien. »
On se rassure en sentant la présence des autres sur les gradins de ce chapiteau bleuté, vaisseau de fortune vers un autre imaginaire. Les capitaines de ce voyage, clowns en marge dont on ressent la fatigue de porter le poids du monde, redoublent pourtant d’ingéniosité pour nous rappeler l’importance de la joie. En peu de mots, quêtes d’équilibres et révérences discrètes, Bonaventure Gacon et Titoune nous bouleversent.
Avec Strano, le Cirque Trottola renoue avec l’atmosphère nostalgique des cirques d’un temps passé, sans voiler la fragilité de notre présent et de ses enjeux. L’inquiétude côtoie le rire mais sans jamais le faire fuir, dans une cérémonie poétique et vibrante où la beauté naît des cendres.
Strano
Création – Titoune et Bonaventure Gacon
En piste – Titoune, Bonaventure Gacon et Pierre Le Gouallec en alternance avec Sébastien Brun
Musicien – Samuel Legal
Régie générale – Bonaventure Gacon
Régie son et lumière – Baptiste Heintz
Création costumes – Nadia Genez
Compositions musicales – Samuel Legal, Jean-Sébastien Bach, César Franck, Mauricio Kagel, Charles-Marie Widor
Conseillers techniques, artistiques et acrobatiques – Filléas de Block, François Derobert, Caroline Frachet, Dimitri Jourde, Michaël Pallandre, Martin Prieto, Clément Rousseaux, Nicolas Picot, Claire Villard
Construction chapiteau – Atelier Gest & Ortona
Production – Marc Délhiat
Diffusion – Geneviève Clavelin
Administration – Laura Trappier
À voir jusqu’au 21 décembre au CENTQUATRE-PARIS
Puis en tournée : du 10 au 14 janvier au Théâtre de Lorient – CDN (Lorient), du 22 au 29 janvier au Théâtre de Cornouaille (Quimper), du 6 au 10 février au Carré Magique (Lannion), du 5 au 9 mars au PALC, pôle national cirque (Châlons-en-Champagne), du 28 mars au 5 avril à Latitude 50, Pôle des arts du cirque et de la rue (Marchin – Belgique), du 26 au 30 avril au Prato – Pôle national cirque (Lille), du 20 au 24 mai au Théâtre Sénart, scène nationale (Lieusaint).