Le groupe Chiendent, sauvage et résistant comme son nom, continue d’explorer les multiples facettes du duo de scène. Après leur très beau spectacle Inconsolable(s), qui mettait en jeu une séparation amoureuse, et Chien·ne, qui naviguait dans les méandres du mythe de la virilité, les deux partenaires présentent Tout va bien au Théâtre Silvia Monfort. Cette fois, il est question de fin du monde et d’écologie, d’engagement et de bilans en tout genre – bilan carbone, bilan de vie, bilan de relation et de création.
Nadège et Julien, Julien et Nadège
Nadège Cathelineau et Julien Frégé ont le don de faire et défaire les liens entre leurs avatars de scène et leur vie personnelle, et c’est d’ailleurs ainsi que commence le spectacle : la voix moqueuse et enfantine de Nadège vient égrener la suite de leurs aventures passées. « Dans Inconsolable(s), on faisait semblant de se séparer sur scène, puis on s’est séparé·es dans la vraie vie. Oups ». Mais aussi, « dans Chien·ne on a exploré la violence, puis on a tué nos parents. Oups ». Avec ce duo qui brouille les pistes, j’ai d’abord cherché à démêler les fils de l’autofiction, qui n’était pas pour autant (et c’est de plus en plus rare) complètement du méta-théâtre. C’est sans doute ça qui m’a progressivement accrochée dans ce drôle de spectacle. Julien et Nadège de la vraie vie ne sont évidemment pas Julien et Nadège de la scène, qui dérivent d’ailleurs progressivement vers d’autres prénoms ; même si les deux comédien·nes adoptent un code de jeu face public très direct, sans presque se regarder parfois, dans une adresse frontale qui pourrait sembler explicative, tout est extrêmement écrit et codifié dans leur proposition. « Dans ce spectacle, les personnages et les décors sont recyclés et recyclables », annonce la voix off de Nadège en ouverture. Oui, car Julien et Nadège n’en finissent pas de détricoter leurs vies personnelles pour en faire du théâtre, de questionner cette relation d’amour et de travail qui prend tant de formes différentes.
Les clowns de la fin du monde
Dans ce duo on s’aime autant qu’on se tape dessus.
Prisonnièr·es d’un carré de lumière central, Julien et Nadège nous apparaissent vêtu·es de tuniques aux couleurs criardes, qui ressemblent à des tentes Quechua ou à des sacs poubelle. Face public et l’un·e pour l’autre, ils/elles se lancent dans une grande entreprise de lutte contre la grande maladie moderne, la « findumondose », qu’ils/elles choisissent de combattre par la comédie. Il s’agit alors de comparer leurs bilans carbone tout en faisant le point sur leurs vies de quarantenaires angoissé·es par la vie et pétri·es de contradictions, d’évoquer pêle-mêle la paternité, la sexualité, les problèmes de peau, le souci écologique, l’évolution de leur relation. Dans ce duo on s’aime autant qu’on se tape dessus, en ne s’épargnant ni les coups bas, ni les remarques blessantes, on appuie là où ça fait mal, sur les petites lâchetés connues de celui ou celle qu’on a aimé·e plus que tout.
Avec le public j’ai été trimballée d’un sujet à l’autre, et j’ai ri beaucoup et souvent, de plus en plus attendrie par ces deux clowns en pleine conférence. C’est le mot qui m’est revenu le plus souvent en les regardant, et notamment l’incroyable Nadège Cathelineau, avec sa moue d’enfant boudeuse, son corps un peu désarticulé et sa diction difficile, qui la fait presque baver : Nadège et Julien m’ont semblé être les clowns des véritables Nadège et Julien, leur version déformée où chacun·e appuie sur ses défauts et ses tares avec une joie méchante. Les corps partent en charpie comme des bouffons aux excroissances suspectes, la monstruosité s’empare d’elleux et l’exposition de leurs doutes se transforme en tentative d’évasion.
Ping-pong
On peut être légitimement désarçonné par ce spectacle étrange, par la versatilité du propos nourri d’écriture de plateau et d’improvisation, par ces deux énergumènes si convaincu·es devant le circonspect « public du jeudi », tel que nous avons été baptisé·es au début du spectacle. Le fil s’égare parfois, la forme reste volontairement sobre, on peut être agacé·e par certaines facilités dans les références, certains raccourcis. Même si j’essaie dans cet article d’en rendre compte, je serais en réalité assez incapable d’écrire réellement « de quoi ça parle », sans répéter les mots de la feuille de salle…
Il n’y a plus que ça dans ce ping-pong, deux êtres qui n’existent que l’un par l’autre et pour l’autre.
Mais tout repose sur l’extraordinaire alchimie de Nadège et Julien, et c’est cette chose-là qui fait naître un mouvement bien plus profond en nous : l’impression de voir là un acte d’amour, et aussi un acte de foi dans le théâtre le plus nu. Il n’y a plus que ça dans ce ping-pong, deux êtres qui n’existent que l’un par l’autre et pour l’autre, malgré les vacheries et les coups bas, qui font penser aux duos improbables de Beckett, aux complémentarités parfaites à la Laurel et Hardy, à toutes nos relations qui n’ont plus de nom mais qui perdurent, l’équilibre précieux de la tendresse.
Tout va bien
Conception, écriture, mise en scène et jeu – Nadège Cathelineau et Julien Frégé
Dramaturgie – Sephora Haymann
Scénographie, costumes – Elizabeth Saint-Jalmes
Création lumière – Cyril Leclerc
Création son – ella sombre
Régie générale et lumière – Marie Roussel
Administration, production, diffusion – Les Indépendances – Manon Cardineau, Colin Pitrat
Diffusion – en collaboration avec Le Bureau des Paroles – Emilie Audren
Presse – Elektronlibre – Olivier Saksik, Sophie Alavi et Mathilde Desrousseaux
Création au CDN de Normandie-Rouen
Spectacle vu au Théâtre Silvia Monfort en décembre 2024
Prochaines dates
29 avril 2025 – Le Tangram, scène nationale d’Evreux
13 mai – La Mégisserie, Saint-Junien