Focus sur le Festival Impatience, le festival du théâtre émergent porté par Télérama, le CENTQUATRE-PARIS, le Jeune Théâtre National, le Théâtre Louis Aragon de Tremblay-en-France, Les Plateaux Sauvages le Théâtre 13 et le Théâtre de Suresnes – Jean Vilar : une mise en lumière de jeunes artistes ambitieux·ses, à l’image de Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny de la cie Nachepa, qui présentent pour cette 16e édition le très beau spectacle Sans faire de bruit. S’appuyant sur un subtil dispositif de lip-sync, ce seule-en-scène traverse avec élégance et ingéniosité la vie d’une famille secouée par un drame assourdissant.
Accueilli·es par des barrissements d’éléphants et des stridulations de criquets, nous nous installons dans la petite salle intimiste du Jeune Théâtre National. Devant nous, un gros fauteuil jaune, un abat-jour suspendu, un grand tapis et une boîte de mouchoirs composent l’esquisse d’un salon déserté. Le salon comme pièce familiale par excellence, mais qui, ici, pourtant, manque quelque chose. De vie, peut-être : de présences animées, vivantes, audibles.
Échos familiaux
De ces présences, la comédienne Louve Reiniche-Larroche vient nous donner des indices et des échos, grâce à l’étonnant dispositif sonore qui structure Sans faire de bruit : des bandes-son enregistrées de membres de sa famille (le grand-père, la grand-mère, la belle-sœur, le frère et la nièce) qu’elle a interrogés sur « l’accident » de Brigitte, sa mère, qui a perdu l’audition du jour au lendemain. Avec une aisance et une fluidité magnétiques, Louve Reiniche-Larroche se glisse dans la peau de ses proches en « doublant » leurs discours par synchronisation des lèvres (lip-sync). Cette mécanique théâtrale crée un rapport d’écoute et d’attention complètement fascinant : on est pendu·es à ses lèvres muettes d’où semblent pourtant sortir ces multiples voix, inflexions, accents. Le transport est immédiat : dans la maison de retraite de Jean, l’appartement de Basile, la chambre d’enfant d’Ava…
Dans son jeu, Louve Reiniche-Larroche ne se contente pas d’imiter, ou du superposer son visage aux différentes voix. Elle y distille des indices supplémentaires, des nuances très fines et subtiles admirablement mises en scène. Elle nous fait voir des choses que l’on n’aurait pas entendues autrement : comme ce prénom qui se répète, « Brigitte », que tous·tes prononcent avec une certaine emphase involontaire, qui prétend l’habitude et le familier, mais incapable d’être prononcé sans que la gorge ne se serre. La comédienne, par son incarnation et son travail gestuel, nous rend témoins d’une douleur partagée par les membres de cette famille qui ne s’avoue jamais vraiment.
La force de ce spectacle repose sur l’apparente quotidienneté des témoignages entendus, et sur cette honnêteté qui jaillit des moments banals, qui ne racontent pas, qui tournent autour du pot. Car il semble que personne n’arrive vraiment à se prêter à l’exercice : chacun·e a quelque chose à dire, mais sans répondre directement aux questions de Louve. À cause de la confusion liée à l’âge, de la spontanéité de l’enfance, de la gêne, de l’incompréhension, de la culpabilité, du désarroi… À part Brigitte elle-même, dont on finit par entendre la voix, et qui raconte avec calme et presque humour ce moment de basculement. Elle nous conte l’après-midi au zoo avec sa petite-fille, les barrissements des éléphants, le matin qui ressemblait à tous les précédents puis l’inquiétude soudaine, de ne rien entendre sortir de la bouche d’Ava, seulement des « bruits métalliques effrayants ».
Aveuglé·es
Cette bascule, Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny nous la font ressentir avec habileté en la transposant au sens de la vue : à un flash lumineux succède l’obscurité, comme une ampoule qui se brise, une absence accidentelle et définitive. On reste saisi·es sur notre siège par la force de cette inquiétude insoupçonnée, de cet état de tension créé par le basculement. Par correspondances sensorielles, tout s’emballe : la lumière grésille et se met à imiter les modulations du son des voix qui se mélangent, elles-mêmes soumises à des distorsions les faisant résonner comme ces « bruits métalliques » décrits par Brigitte. On ne peut plus se fier à notre perception, à nos sens primaires : tout s’écroule, le pilier du réel vacille.
Peu à peu, les membres de la famille perdent leurs visages : camouflées derrière des cheveux, la fumée d’une cigarette électronique, des mouchoirs ou un abat-jour, les expressions s’effacent. Les enregistrements reprennent, et la comédienne continue à interpréter ces personnages, mais la liaison s’est coupée : on ne peut plus lire sur les lèvres. Avec ingéniosité et une maîtrise du langage de son corps, Louve Reiniche-Larroche parvient pourtant à activer les présences dans une sorte langue des signes improvisée. Petite lueur d’espoir au milieu du vacillement : la communication reste possible.
Enfin, c’est elle-même que la comédienne finit par doubler : dans un dernier échange bouleversant avec sa mère, Louve ne se camoufle plus derrière la voix des autres. Elle devient, elle aussi, une des « voix des aimé·es » perdues par sa mère. Devant nous elle s’admet toute en vérité, en rejouant sa gêne, sa peine, ses quelques rires forcés. Étonnant exercice que de s’interpréter soi-même : Louve Reiniche-Larroche le relève avec, à nouveau, finesse et sensibilité.
Sans faire de bruit nous emporte dans une réflexion bouleversante sur la communication et les non-dits au sein de la famille. Grâce à un dispositif sonore et théâtral astucieux, et une qualité de jeu indéniable, Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny font résonner avec subtilité les échos d’un drame intime. Ce spectacle révèle, avec douceur et puissance, la fragilité de l’écoute et de l’entente.
Sans faire de bruit
Co-écriture – Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny
Mise en scène – Tal Reuveny
Interprétation – Louve Reiniche-Larroche
Création sonore – Jonathan Lefevre-Reich
Scénographie – Goni Shifron
Création d’objet – Doriane Ayxandri
Création lumière – Louise Rustan
Production-diffusion – Caroline Berthod
Administration – Pauline Raineri
Production – Compagnie Nachepa
Du 14 au 16 décembre 2024 au Jeune Théâtre National dans le cadre du Festival Impatience.
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