velvet, dernière création de Nathalie Béasse, présentée ce mois-ci dans le cadre du pavillon qui lui était consacré au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, fait du rideau de velours signifiant l’entrée du spectacle, le principal acteur et metteur en scène de celui-ci. Sans narration mais avec des images troublantes, la metteuse en scène et scénographe opère un art du décalage : elle renverse les hiérarchies, et donne vie aux éléments scéniques et autres accessoires qui peuplent mutiquement les plateaux, en exaltant leur potentiel onirique et mystérieux.
Comme il est d’usage au théâtre, du moins dans ses formes traditionnelles occidentales, c’est un grand rideau de velours, rose pâle, fermé en avant-scène, qui nous accueille dans la salle avant le début de velvet, la nouvelle création de Nathalie Béasse. Mais ici, quelque chose détonne – la lumière faible, spectrale, qui nimbe déjà la salle d’une semi-pénombre pendant notre installation, comme si nous pénétrions un lieu ancien et reclus, quelque grotte ou tombeau où dorment des mystères. Et, contrairement à l’habitude, le noir ne se fait pas, pas plus que le rideau ne s’ouvre, qui signifierait le début de la représentation avec l’arrivée d’acteur·ices. Non, ici, c’est le rideau lui-même qui se met à bouger doucement, animé d’un souffle, et qui capte notre regard.
Dans velvet c’est lui le personnage principal – un personnage non-humain, mais gros d’une multitude de fragments d’images et de vies. Au son d’une rumeur assourdie qui enfle progressivement, le rideau, mû par des forces invisibles qui semblent le doter d’une agentivité propre, nous donne littéralement à voir ces fragments, qu’il révèle puis cache à nouveau dans un ballet absurde. Ici une rangée de fleurs comme déposées au cimetière, là une tête flottante, là une femme portant une plante en pot. D’abord sans lien apparent, les différentes visions font travailler notre imaginaire qui se met à créer des associations d’idées, selon une logique plus poétique que rationnelle. Ainsi, il nous semble que le spectacle donne à voir quelque chose de la nature élémentaire des choses et des règnes du vivant et du non-vivant : l’air symbolisé par le vent d’un ventilateur, et le minéral de quelques pierres nonchalamment déposées, côtoient le végétal – la plante, les fleurs, quelques bûches – et l’animal – un ours, des araignées…
Le parti pris des choses
Cette impression de décomposition élémentaire se confirme dans la deuxième partie de la pièce, qui une fois le rideau rose pâle ouvert, découvre une scène remplie d’autres rideaux de velours au repos, de toiles peintes de décor figurant des paysages en tout genre, tous abaissés tels les voiles d’un trois-mât en cale sèche. Les comédien·nes s’activent pour installer un grand diorama, reconstitution miniature d’un paysage fantasmé : entre pierre et bois, les animaux empaillés qui viennent peupler la scène (cerf, faisan, sanglier aux allures de trophées de chasse) renvoient l’image d’une nature factice, morte, faisant écho aux images immobiles des toiles peintes. velvet joue de cette idée de la construction / déconstruction du paysage, nous rappelant que tout n’est que mise en scène, tout en mettant précisément au premier plan ce qui n’est habituellement qu’un décor.
Nathalie Béasse inverse en effet la hiérarchie : ses acteur·ices humain·es sont au service des objets et de la scénographie, et non le contraire. Et l’humanité est traitée comme des objets que l’on peut décomposer à souhait : après la tête sans corps du début, c’est un corps dont la tête est devenue un rideau qui se présente à nous dans une image saisissante. En dirigeant notre regard sur ces accessoires, ces présences non-humaines, le rideau, facétieux metteur en scène de toute notre expérience, prend le parti des choses : il redonne un statut à ses compagnons, exaltant le potentiel poétique de ce qui n’est plus seulement un appareillage technique, mais une porte d’entrée vers les rêves.
Une question de perspective
Dans son mécanisme d’images successives, fugaces et insensées, le spectacle convoque en effet évidemment une sensation de rêverie diffuse, où les visions happent notre esprit vers un monde onirique à portée de sens. La création musicale de Julien Parsy accompagne ce cheminement, qui alterne entre bruitages évocateurs et ambiance envoûtante – et certains morceaux célèbres sélectionnées semble-t-il pour leur rapport doucement ironique au propos du spectacle (la représentation de la nature dans les Quatre Saisons de Vivaldi, ou la ballade amoureuse Pale Blue Eyes du bien nommé The Velvet Underground…)
Comme le souligne ce professeur d’histoire de l’art italien qui s’adresse à nous en costume blanc à propos des tableaux de la Renaissance : « la perspective est le plus important ». Les lignes de fuite qui traversent le spectacle de Nathalie Béasse, en ouvertures de rideaux successives, révèlent des horizons toujours plus vastes aux secrets palpables, consacrant un art du regard et du décalage. velvet opère ainsi une opération de décentrement multiple. Décentrement de notre vision anthropocentrée du théâtre vers ses accessoires et décors, incontrôlables acteurs de leur propre existence ; décentrement de notre regard rationnel vers une perception onirique ; et in fine de notre posture de spectateur·ices incrédules à celle de vivant·es inquiet·es de ce qui se joue dans la trame invisible du rideau.
velvet
Conception, mise en scène et scénographie – Nathalie Béasse
Avec – Étienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich
Musique – Julien Parsy
Lumières – Natalie Gallard
Régie Lumière – Natalie Gallard ou Loïs Bonte
Assistant – Clément Goupille
Régie Son – Nicolas Lespagnol-Rizzi
Régie Plateau – Pascal Da Rosa
Construction – Philippe Ragot
Spectacle vu le 12 janvier 2025 au Théâtre de la Commune, Aubervilliers.
Prochaines dates :
31 janvier au 7 février – Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire
14 février – Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France
28 février – Le Carré, Scène nationale Château-Gontier
6 et 7 mars – La Rose des Vents, Scène nationale Lille métropole Villeneuve d’Ascq
23 au 25 mai – Théâtre Dijon Bourgogne, CDN, dans le cadre du festival Théâtre en mai
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