Nous étions la forêt, Agathe Charnet

Nous étions la forêt : enforestation manquée

Anthony et Pauline sont ravis. Ils viennent d’acquérir une maison à la campagne, en bordure d’une petite forêt, la bois de la Fermette. Citadins en mal de nature, ils souhaitent « retrouver l’utilité tactile et non plus préhensile du pouce » – Anthony (Léonard Bourgeois-Taquet) est conseiller en transition durable et ambitionne de passer « full remote », Pauline (Lillah Vial) sort d’un burn-out et cherche sa reconversion professionnelle dans la sylvothérapie. Quand ils se mettent à chanter pour nous expliquer leur « projet » (« refuser l’immatérialité maussade »), on perçoit la satire dans l’ironie de l’écriture et le ridicule de l’interprétation. Le couple de trentenaires tient en effet la parodie d’un discours de bobos parisiens, celui qui se représente la nature selon un fantasme d’urbain : isolement, dépaysement, mais pas déconnexion (la fibre – optique, pas végétale – est censée bientôt les relier au très haut débit…). C’est par cette scène humoristique qu’Agathe Charnet ouvre Nous étions la forêt, donnant le ton d’un spectacle aux airs de comédie musicale, mais qui ne tient malheureusement pas les promesses de son titre et de sa note d’intention.

Une fiction et des personnages peu convaincants

Fruit d’une longue recherche et de nombreuses résidences sur le terrain, Nous étions la forêt est le second projet d’Agathe Charnet, remarquée pour son premier spectacle Ceci est mon corps. Marqué par un lyrisme incarné, il identifiait son autrice comme une figure de proue d’une nouvelle vague de créatrices jeunes, féministes et engagées. Comme pour Ceci est mon corps, Agathe Charnet signe aussi la mise en scène de Nous étions la forêt. Outre le jeune couple, son écriture n’épargne personne. Anthony et Pauline rencontrent autour du bois leur nouvelle communauté : c’est un·e arboriste-activiste (Virgile Leclerc) et son ami de l’Office National des Forêt (Maxime Gleizes), la mère de ce dernier, aide de vie à domicile épuisée (Hélène Francisci), et une ornithologue qui chante de l’opéra aux oiseaux (Catherine Otayek). Chacun·e a sa manière de se rapporter à la forêt, et la pièce essaie de faire vivre aussi authentiquement que possible les enjeux et conflits qui traversent le groupe, notamment lorsque le petit bois est menacé par l’implantation d’une ferme solaire. Malheureusement, ni l’écriture ni la mise en scène ne réussissent à faire de ces figures autre chose que des caricatures, tant les dialogues sont attendus, et l’interprétation sans relief. En outre, la satire de l’écriture semble s’appliquer à tous les personnages, chacun·e ridicule par un ou plusieurs aspects, donnant l’impression générale d’un nivellement perturbant.

On a alors vite le sentiment d’un spectacle ayant voulu traiter trop de sujets à la fois, ne réussissant donc qu’à les aborder superficiellement. D’un côté ceux spécifiques à la vie des forêts, avec d’intéressants développements sur la sécheresse hivernale, la migration assistée, la transhumance des arbres. De l’autre ceux typiquement humains – et politiques, du taux de suicide des travailleurs de l’ONF aux soulèvements militants contre des projets techniques destructeurs, en passant par les illusions et désillusions de la néo-ruralité, l’absurdité du capitalisme numérique, la désertification des campagnes, la maladie d’Alzheimer, ou la domination masculine. Malgré quelques éclats (une scène de drague sur base d’urgence climatique, l’énergie de Virgile Leclerc dans sa performance rap-techno à la Rebekka Warrior pour tout brûler), Nous étions la forêt demeure très timide et ne réussit pas à nous emporter dans une fiction qui nous fasse traverser son sujet de manière vivante et authentique, hors de cadres dramaturgiques un peu convenus.

Nous étions la forêt, Agathe Charnet
©Virginie Meigné

La forêt absente

Particularité d’un spectacle qui multiplie les médiums pour émouvoir, les chansons – qui donnent un air de comédie musicale à l’ensemble –, certes maîtrisées, ne parviennent pas non plus à donner aux personnages la profondeur manquante, et se résument souvent à des intermèdes comiques ou artificiellement émouvants. Agathe Charnet mêle chansons originales et reprises de répertoire (De Wallace Collection à Françoise Hardy en passant par Kurt Weill), et le tout manque de cohérence et d’identité. Là où la musique dans sa spécificité, notamment par l’intermédiaire de l’ornithologue chanteuse, aurait pu jouer le rôle de pont artistique entre le monde humain et celui, multiple et sensible, de la forêt, les chansons du spectacle ne dépassent pas une fonction globalement décorative.

L’ambition documentée et documentaire du spectacle est on ne peut plus perceptible, sans être concrète pour autant : on entend dans les monologues lyriques de Boris, le mélancolique garde forestier, tout le vocabulaire de la forêt qu’Agathe Charnet a bien assimilé, mais ces mots sont loin d’avoir la même force que les paroles de femmes de Ceci est mon corps. De même, les références intellectuelles et littéraires du spectacle sont explicitement (Baptiste Morizot, Vinciane Despret) ou implicitement (Marielle Macé) citées, jusqu’au chien baptisé Walden (du récit de Thoreau), sans que le constat de ces penseur·ses (la perte de sensibilité dans notre rapport au vivant) ne se traduise par des intuitions et des propositions vraiment actives au plateau.

Malgré la très belle scénographie d’Anouk Maugein – de grands arbres noueux, conçus en matériau recyclés selon la démarche écoresponsable de la compagnie – et l’excellente création sonore de Karine Dumont, la forêt, celle qu’Agathe Charnet revendique comme étant au cœur de toute sa démarche, qui serait selon les mots de Morizot « le milieu qui nous rappelle la condition souvent oubliée de notre être au monde », cette forêt demeure impénétrable, ou plutôt absente. Jusqu’aux derniers monologues de personnages pourtant décidé·es à l’investir, elle n’apparaît pas, elle est un horizon invisible. Nous y restons, déçus, à la lisière.

Nous étions la forêt, Agathe Charnet
©Virginie Meigné