Capture d'écran du documentaire The art of movement

Figuring Age : The art of remembrance

Le médium dédoublé

La notion de présence, au sens où l’entend Derrida, traverse Figuring Age : rien ne disparaît jamais totalement puisque la présence ou l’absence entière et absolue est impossible. Il reste encore, toujours, des traces, même infimes, de ce qui a été. Un corps dansant, même âgé, reste irrémédiablement un corps dansant. Comment, alors, apparaît-il sur scène ? Boglárka Börcsök, performeuse et chorégraphe, donne corps au souvenir par l’incarnation. Elle est le médium depuis lequel parlent et apparaissent Irén Preisich, Éva Kovács et Ágnes Roboz, trois danseuses hongroises ayant participé aux débuts de la danse moderne dans les années 1930. Elle les rencontre il y a dix ans, alors qu’elles ont toutes entre 90 ans et 100 ans, peu de temps avant leur disparition.

Figuring Age est composé de deux moments : le premier est celui de la performance, le deuxième celui de la projection d’un court extrait du documentaire, The art of movement. Réalisé conjointement par Boglárka Börcsök et Andreas Bolm en 2015, celui-ci est dédié à ces mêmes danseuses, recueillant les souvenirs de leur vie passée et présente. Leurs corps dansent devant la caméra pour la dernière fois, que ce soit dans leurs appartements ou sur scène. La “séance” à laquelle nous sommes convié.e.s se déroule donc “entre le médium du film et celui de la performance”.

Image du spectacle Figuring Age
©Andreas Bolm

Au chevet de la mémoire

La petite salle ronde, dont l’espace est délimité par de grandes tentures, est entièrement blanche. La lumière est vive, la chaleur presque palpable. Il y a quelques meubles, un canapé, un lit, des assises et des tabourets. Tous sont recouverts de draps blancs, comme on le ferait dans une maison que l’on s’apprête à quitter pour un long moment et que l’on veut épargner de la poussière. L’usage exclusif de la couleur blanche éloigne immédiatement le décor d’une reconstitution réaliste. Cet intérieur aux contours atténués s’apparente davantage à la recomposition juxtaposée de souvenirs brouillés des appartements d’Irén Preisich, Éva Kovács et Ágnes Roboz. Additionné au caractère spartiate voire aseptisé de la pièce, l’omniprésence du blanc évoque également l’univers médical. Nous entrons en visiteur·euse·s dans cet espace « à la fois intime et intimidant”, au chevet de la mémoire des trois danseuses.

Bien que nous soyons peu nombreux, peut-être trente, la taille réduite de la pièce me donne l’impression d’être de trop. Certains et certaines s’installent sur le canapé, mais très vite il n’y a plus de place et nous nous mettons là où nous pouvons. Je suis assise, un peu malgré moi, aux pieds de Boglárka Börcsök, de ses mollets recouverts de bas transparents, de sa peau maquillée d’un fond de teint blanchâtre qui la pâlit davantage. Nulle frontière entre scène et salle, interprète et public partageant un même espace dans une très grande proximité physique. Nous voyons tout, chaque détail du décor, de son corps, de la présence des autres spectateur·ice·s. La pièce se veut immersive, “(…) les visiteurs [devant] se positionner physiquement, changer de perspective et se déplacer à l’intérieur de la pièce.” Boglárka Börcsök parle, à ce sujet, d’une “approche cinématographique, sans point de vue frontal”. À la manière de la caméra d’Andreas Bolm, nous nous déplaçons constamment à la recherche du meilleur point de vue, à l’affût du détail où l’on débusquera le spectre, jusqu’à nous réunir tout autour du lit, où Boglárka Börcsök finit par s’allonger pour clore la performance. 

Capture d'écran du documentaire The art of movement
©Lisa Rave

Une expérience de présence

Boglárka Börcsök nous invite dans la pièce comme dans une “séance de spiritisme”. Son corps, transformé par le souvenir, est physiquement possédé par la présence mêlée des trois femmes. Nous les voyons, nous les entendons, présentes jusque dans le souffle altéré de leur (et notre) “hôte temporaire”. Pour autant, Figuring Age est une “expérience de présence” qui cherche à nous montrer bien plus que de la “surface esthétique du corps vieillissant” de ces danseuses. 

Ce qui intéresse Boglárka Börcsök, ce sont les idéologies du corps et du mouvement que ces femmes portent en elles, car “(…) issues de familles juives, [elles ont] été interdites de scène et empêchées de pratiquer la danse sous le régime autoritaire de Horthy dans les années 1930.” Ainsi, “les histoires de ces danseuses nous plongent derrière le rideau de fer, dans l’ancien bloc de l’Est, où la danse moderne fut interdite dans les années 1950, entraînant quarante années de censure et de contrôle d’État”. Les héritages et l’histoire de la danse moderne ont donc poussés Boglárka Börcsök à interroger la transmission du savoir et du patrimoine chorégraphique. C’est parce que “les histoires, les mémoires, les traumatismes et les silences” de ces femmes ne sont pas “des événements lointains appartenant à un passé révolu, mais bien des réalités inscrites dans les corps d’aujourd’hui”, que cette performance rappelle la croyance du dibbouk. Clé de compréhension de l’identité juive, “hantée par un passé souvent traumatique, et par la disparition de ceux qui [les] ont précédés”, le dibbouk se manifeste par la possession du corps d’un hôte vivant, choisi par l’esprit car reconnaissant en lui une âme familière. Cette présence fantomatique s’apparente à la manière dont Boglárka Börcsök réincarne ces trois femmes, possédée par leur souvenir.

Congédié·e·s par le corps fatigué de Boglárka Börcsök, notre visite s’achève et nous sommes accompagné·e·s hors de la chambre. Un pan de rideau se soulève. C’est Andreas Bolm lui-même qui nous invite dans la salle adjacente, entièrement plongée dans le noir. Un extrait du documentaire The art of movement y est projeté. L’intérieur des appartements d’Irén Preisich, Éva Kovács et Ágnes Roboz est filmé, en plan fixe, comme de grandes natures mortes entrecoupées de quelques rares scènes de vie. Mais le plus souvent, nous les voyons elles, danseuses, leurs corps de femmes âgées interprétant le souvenir de chorégraphies passées, leurs visages ouverts, expressifs. Allongées ou assises elles bougent, font tournoyer leurs bras, inspirent, sifflent, leurs articulations craquent et claquent. La beauté de leurs gestes et la fragilité de leur présence nous arrivent dans un silence seulement brisé par leurs lourdes respirations. Il est troublant de reconnaître à l’écran ces femmes que nous n’avons jamais rencontrées, jamais vues. L’ingéniosité du dispositif est de nous inviter à faire leur connaissance à travers un autre corps, grâce à l’expérience de la possession. Ainsi, nous les connaissons par leur réincarnation en Boglárka Börcsök, par le souvenir charrié par sa parole et par son corps, et ce avant de voir leurs images. À la vérité indéniable de l’archive documentaire, répond avec aplomb la puissance de la réincarnation.

Toutes les citations sont tirées de l’entretien donné par Boglárka Börcsök à Amélie Blaustein-Niddam pour la revue Cult news.

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