Satoko Ichihara en octobre 2025 à Paris

Satoko Ichihara, conteuse des corps tourmentés

L’habit ne fait pas le moine

C’est une jeune femme toute en mesure qui est assise en face de nous, droite dans un pull noire à manches longues, cet après-midi de fin octobre où nous la retrouvons. Une figure élégante, sobre, presque timide, qui étonne tant elle contraste avec l’esthétique affirmée de ses spectacles, pièces aux couleurs kitsch et aux personnages criards, qui évoluent dans un monde à la violence non-dissimulée, frontale, dérangeante. Qu’est-ce qui bouillonne, qu’est-ce qui s’agite derrière les grands yeux ronds et noirs et la politesse toute nippone de Satoko Ichihara pour qu’en jaillissent de telles œuvres, bizarres, radicales et perturbantes pour dire le moins ?

Le public français – parisien – avait pu en découvrir une première l’automne dernier avec Yoroboshi : The Weakling, présentée au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne. Une pièce de marionnettes contemporaine, aux pantins opprimés conscients de leur condition, qui transcendait les genres et témoignait déjà de sa virtuosité et de sa maîtrise scénique. Fracassant. Belle reconnaissance, la jeune metteuse en scène – elle est née en 1988 – est invitée par le Festival pour la seconde année consécutive, cette fois-ci en coproduction avec la Maison de la Culture du Japon à Paris, pour y présenter KITTY, une création encore plus étrange, fruit d’un travail de recherche sur la prostitution et la marchandisation du corps, et d’un processus mêlant écriture en trois langues (coréen, japonais, cantonais) et utilisation de l’intelligence artificielle pour désarticuler les corps et les voix au plateau.

Voilà pour le paradoxe. Malgré son apparence sage, Satoko Ichihara se démarque donc par son travail créatif, expressif et organique, loin du psychologique. Quand on l’interroge sur le fil directeur de celui-ci, elle affirme que ses racines se trouvent dans son désir de mettre en avant la dimension corporelle de la vie quotidienne, décrire le côté sensoriel d’actes aussi banals que manger, uriner, aller à la selle, faire l’amour. Un travail qu’elle définit également volontiers comme métaphorique ou abstrait, n’écrivant jamais de scène « réaliste », mais plutôt des monologues dans lesquels les émotions sont laissées à distance. Ce qui l’intéresse ? Non pas « faire pleurer avec une histoire triste », mais faire viscéralement ressentir le malaise, celui qu’il y a à vivre dans une société patriarcale et capitaliste. « Je ne me concentre pas sur l’émotion que ressent le personnage », raconte-t-elle, « mais sur son ressenti corporel. Je préfère décrire un système, et la réaction de la personne qui doit s’y adapter. » Le produit qui en résulte est un théâtre à l’incarnation grinçante, qui déroute et incommode plus qu’on ne voudrait l’avouer, mais qui détonne par son aboutissement esthétique et sa liberté formelle.

Corporalité et hybridité

KITTY – © Toshiaki Nakatani

C’est en 2011 que Satoko Ichihara estime avoir véritablement commencé à fabriquer du théâtre – à l’age de 22 ans. Une année charnière à la fois dans l’histoire récente du Japon, marquée par le séisme, tsunami et accident nucléaire de Fukushima, et pour sa génération, qui à la suite du désastre traverse une profonde prise de conscience des problèmes sociétaux. Alors que de nombreux·ses autres jeunes metteur·ses en scène se consacrent à des œuvres sur ces sujets, Satoko « n’arrive pas à créer des pièces liées au grand séisme ». C’est vers l’intérieur d’elle-même qu’elle se tourne : « Si quelque chose surgit à l’intérieur de mon corps, je peux mettre des mots dessus. » dit-elle, prenant déjà un chemin de traverse, celui d’un théâtre du sensible et de l’expérience physique. Elle est alors encore étudiante à l’université Oberlin, à Tokyo, dans la formation d’acteur·ice fondée par Oriza Hirata, et où enseigne à l’époque le metteur en scène Kaneshita Tatsuo. C’est à l’occasion d’un de ses spectacles qu’elle a touché au théâtre pour la première fois, elle qui pratiquait la danse classique depuis l’âge de trois ans. Une adaptation de Mishima sur laquelle, âgée de 16 ans à peine, elle travaille comme « assistante de l’assistant du metteur en scène », à Kitakyushu, dans le sud du Japon, où elle a grandi.

À l’université, la mise en scène s’impose à elle lorsque, la fin de semestre approchant, il lui manque des crédits pour valider son année, et qu’elle se rend compte que monter un spectacle en rapporterait le nombre suffisant… Elle écrit et crée sa première pièce, Insects : cinq monologues racontant l’histoire d’une employée d’un restaurant victime d’un viol par un insecte géant qui s’introduit chez elle. Toutes les racines de son travail à venir y sont déjà présentes : un théâtre de l’étrange, à l’accent mis sur le corps, la sexualité, le malaise et la violence. Et aussi, bien sûr, la nourriture, elle qui confie adorer Paris pour tous ses bons restaurants. La pièce est récompensée du prix d’art dramatique de la Fondation des Arts d’Aichi.

On y trouvait déjà un autre élément récurrent de ses créations, une présence non-humaine. La plupart des pièces de Satoko Ichihara sont en effet peuplées d’animaux, de chimères et d’hybrides, qui y jouent des rôles centraux, comme dans Holstein Milchkühe, créée au Schauspielhaus Zürich cet automne, qui met en scène un personnage mi-femme mi-bovin… Traçant son sillon de radicalité, dans la continuité de son refus du réalisme et de l’émotion, elle confie : « Je ne suis pas spécialement intéressée par le drame entre humains. Il est rare que le dilemme d’un être humain soit au centre de mes pièces. » Elle voit dans la présence scénique de ces autres créatures le moyen de mettre en évidence la vraie nature de l’humain, ses contradictions ou sa cruauté profonde. L’animal devient une image littérale et figurée de l’opprimé, l’exemple parfait de l’être laissé en marge qui ne fait que subir la violence du système, privé de capacité d’action, réduit à sa chair. Dans Yoroboshi The Weakling, des poupées se substituaient aux animaux, choix témoignant de l’importance prise par ces compagnons muets de nos chambres à couchers pendant la pandémie de Covid-19, particulièrement pour Satoko Ichihara, qui ne voyage jamais sans ses peluches, et leur parle facilement.

Satoko Ichihara, Yoroboshi The Weakling
Yoroboshi : The Weakling – © Jorg Baumann

Le double standard du travail du sexe

À chacune des questions de nos échanges, traduits grâce à l’aide inestimable d’Aya Soejima, Satoko Ichihara prend le temps de réfléchir un instant. Elle baisse le regard vers la table, se concentre, cherche par où commencer. Quand elle se lance dans une réponse, ses mains s’animent : des gestes accompagnent ses paroles, composant une image invisible, tel un peintre sans pinceau ou un chef d’orchestre sans baguette. Lorsque quelque chose la réjouit ou la fait rire, la coquille neutre de son visage se fendille, et un large sourire l’illumine enfin. De ses paroles se dégagent beaucoup de douceur et d’intelligence, mais également la sensation que Satoko Ichihara est une metteuse en scène qui sait où elle va, et où elle emmène son public.

Au dos de son téléphone, on distingue un auto-collant de Chiikawa, mascotte de manga non-humaine, au premier abord très kawaii (mignon), mais qui pour elle, représente la classe populaire : Chiikawa et ses amis doivent travailler pour vivre, ils sont même amenés à combattre, et peuvent mourir… Un personnage derrière l’apparence mignonne duquel se cache donc une dimension noire et grinçante… un peu comme les spectacles de Satoko Ichihara. KITTY, en particulier, qui met en scène la mondialement célèbre mascotte de chat blanc au petit nœud rose, icône universelle du kawaii et du soft power japonais, pour raconter la brutalité d’une société où, de la prostitution à la pornographie, le corps des femmes est sans cesse mis sur le marché.

Aux sources de KITTY, donc, à découvrir à la MCJP en ce début novembre, il y a la lecture d’un livre, Le trou noir du trafic sexuel, de la militante coréenne abolitionniste Shin-Park Jin-young. Mais plus anciennement encore, il y a une interrogation née d’un épisode de son adolescence, son premier contact avec le travail du sexe. Alors lycéenne, une de ses amies se fait renvoyer de l’établissement pour avoir vendu ses chaussettes sales à des hommes. Des actes qui tiennent à la fois du burusera, fétichisme des sous-vêtements, et de la prostitution lycéenne, qui se répand dans la société nippone au milieu des années 90. « Quand on est jeune, on a envie de gagner de l’argent facilement. Mon amie trouvait sur internet des acheteurs intéressés par des chaussettes d’adolescentes, et leur donnait rendez-vous dans un centre commercial pour faire la transaction », raconte Satoko Ichihara. « Elle portait ses chaussettes plusieurs jours d’affilée, et pouvait revendre 2000 yen une paire achetée pour seulement 500… » Une activité qui l’a également tentée… sans qu’elle soit jamais passé à l’acte avant le renvoi de son amie.

Ce qui choque déjà Satoko Ichihara à l’époque, c’est le double standard du traitement qui leur est réservé. À la différence d’autres camarades coupables d’infractions, par exemple des fumeurs, son amie est renvoyée immédiatement. Le message envoyé est clair : encourager un penchant sexuel est un crime. Mais au final, seule la jeune femme est punie : les hommes adultes qui étaient ses clients ne sont absolument pas inquiétés. Pour Satoko Ichihara, c’est une grande injustice : « C’était nous, les mineures, qu’il fallait protéger, et non les clients adultes. » Elle le vit comme une contradiction, dans une société de consommation qui fait de tout un produit d’échange : « Je ne voyais pas où était le problème : pourquoi punissait-on celle qui n’avait fait que répondre à une demande du marché ? » Aujourd’hui, elle a toujours fortement conscience de ce double standard moralisateur. En préparant KITTY, en Corée du Sud, elle est allée à la rencontre de travailleuses du sexe, mais n’a pas pu rencontrer un seul client… La pièce ne traite cependant pas de prostitution lycéenne. Or, face à la prostitution adulte, les opinions s’opposent : « Dans la pièce, je fais attention à ne pas juger, à ne pas prendre position. »

Kitty, de Satoko Ichihara
KITTY – © Toshiaki Nakatani

Différence culturelle et succès international

Aujourd’hui, depuis quelques années, les critiques s’accordent à dire que les spectacles de Satoko Ichihara traitent de problèmes bien sociaux – alors même que ses thématiques de prédilection sont restées les mêmes depuis ses débuts. Qu’est-ce qui a changé ? Une société plus consciente, depuis le mouvement MeToo, des enjeux liés aux violences sexuelles, au corps des femmes, au patriarcat ? Peut-être. Mais aussi, d’après elle, une évolution dans son écriture, qui prend plus le temps d’analyser le matériau brut de son ressenti, pour le transmettre aux spectateur·ices – une attention accrue à ce que le public peut à son tour ressentir, absente, selon ses dire, de son travail auparavant. Plus collective, en quelque sorte. Coïncidence ou pas, cela fait également quelques années que ses pièces sont sorties des petites salles, et sont présentées dans les plus prestigieux festivals européens, du Festival d’Automne à Paris au Kunstenfestival des Arts de Bruxelles, où KITTY a été présenté au printemps dernier. La preuve que, malgré leur ancrage dans une esthétique et un contexte culturel japonais, ses récits ont une dimension internationale.

KITTY – © Toshiaki Nakatani

Depuis 2021, Satoko Ichihara dirige en parallèle de son activité de metteuse en scène le Kinosaki Art Center, un lieu de résidence artistique public située dans une ville rurale et thermale au nord de Kobe, sur la côte de la mer du Japon. Au contact d’artistes de théâtre, de danse et de performance du monde entier, qu’elle participe à sélectionner, elle raconte comment elle continue d’apprendre au quotidien. Si son regard et son avis sont parfois sollicités, observer les répétitions d’artistes à l’univers souvent très différents du sien lui permet de comparer les pratiques et les attitudes, tandis que l’échange avec des compagnies étrangères aide à atténuer la différence culturelle qu’elle peut ressentir en Europe. Elle décrit en effet ses créations en Allemagne (Madama Butterfly) et en Suisse (Holstein Milchkühe) comme des expériences qui lui font constater à quel point elle est japonaise. « Et c’est très enrichissant » ajoute-t-elle. Car, si les acteur·ices japonais·es disent oui sans poser de question à chaque directive de la metteuse en scène, les acteur·ices européen·nes, elleux, s’interrogent beaucoup plus : pourquoi faudrait-il jouer ainsi et pas autrement ? Une soif dramaturgique qui la force à réfléchir aux raisons de ses intuitions et à mettre des mots dessus. Pour une future création en France, un jour ? Satoko Ichihara ne ferme pas la porte. En attendant, plongeons à nouveau dans les tumultes du corps, et profitons une fois encore d’une proposition singulière de cette jeune femme à l’attitude timide, mais aux visions intérieures bouillonnantes de vie.

Kitty, de. Satoko Ichihara
KITTY – © Toshiaki Nakatani

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