Trancher, de et avec Sophie Engel

Trancher : être juive et aimer

Le lit est défait, les mouchoirs s’accumulent, les pots de glace vide s’empilent… Tous les marqueurs de la rupture sont là. Roulée en boule dans sa couette, le regard incrédule, Sophie tente de comprendre le pourquoi du comment de cet énième échec relationnel. Et surtout, d’élucider cette phrase qui est sortie de sa bouche, au cours de la dispute, cette phrase lancée à son désormais ex qui a précipité son départ : « Impossible, tu n’es pas juif ». Car à trente ans passés, Sophie n’en est pas à sa première rupture – et, si toutes font mal, la petite phrase lâchée sans prévenir sonne comme un indice, le nœud qui bloque toute avancée et qu’il va bien falloir dénouer, sous peine de quoi on répétera encore et toujours les mêmes schémas. Il faut alors se retrousser les manches et se plonger tête la première dans sa propre psyché, dans son passé où la religion vient s’emmêler aux sentiments – à moins que ce ne soit l’inverse –, y trouver ce monstre qui s’y tapit depuis bien trop longtemps, pour lui trancher la tête et enfin, peut-être, vivre une histoire d’amour couronnée de succès.

Trancher, de Sophie Engel
© Claire Dietrich

Trancher,c’est donc le récit de ce cheminement intérieur dans lequel Sophie Engel, autrice et interprète de son propre texte, s’aventure, s’armant de deux questions comme des épées de son introspection : « Pourquoi est-ce que je dois être avec un juif ? » et par conséquent, « Pourquoi je me retrouve avec des non-juifs ? ». Deux questions auxquelles vient s’ajouter une troisième, corollaire des deux premières : « C’est quoi, dire « je suis juif » ? » Car, si les récits de fiction regorgent de moment épiphaniques où le·la protagoniste vit la révélation de sa propre judéité, Sophie, elle, n’a pas ça : elle a toujours été juive – ça a toujours été là, en elle, comme une seconde langue : « Je parle français et juif dans un même mouvement. » L’écriture de Sophie Engel regorge de ces formules imagées qui, loin d’éloigner du réel, racontent avec précision et délicatesse son vécu. La mise en scène co-signée d’Héléna Sadowy enclot quant-à-elle avec humilité cette confession dans la chambre à coucher (une scénographie de Cerise Guyon), sur le lit en bazar, territoire de l’intime s’il en est, nous faisant voyager dans la mémoire par l’intermédiaire d’un son ou d’un accessoire. Mené d’une voix sûre, sensible et drôle, Trancher se déploie alors comme le parcours introspectif haletant de Sophie, examen de conscience aux racines de ses sentiments d’imposture et de culpabilité, autopsie de son judaïsme, saupoudré d’humour ashkénaze.

Discours endogames et pouvoir du père

Déterminée à faire sens, Sophie remonte le cours de sa vie. D’abord l’enfance et l’adolescence, rythmées par les shabbats hebdomadaire et autres fêtes de sa famille très pratiquante, des rites dont l’immuabilité et la rigidité lui apparaissent comme une oppression – et où questionner la tradition fait d’elle une « méchante ». Puis, arrivée à l’âge adulte, la galerie galère des amours et des partenaires successifs, que Sophie rejoue avec ironie facétieuse et auto-dérision, du religieux passionné d’interprétation de la Torah à celui qui coche toutes les cases mais pour lequel elle ne ressent rien, en passant par les aventures extra-religieuses avec des goy (non-juifs) qu’elle n’imagine même pas présenter à ses parents. Tout le temps à tenter de correspondre à un modèle extérieur, à essayer de « faire rentrer des carrés dans des ronds ». Cette généalogie amoureuse révèle le poids de l’injonction religieuse, notamment par le biais des discours endogames entendus aux réunions de famille : « les goy, on ne peut pas leur faire confiance », « est juif celui (ou celle) dont les petits-enfants le sont », « épouser un non-juif, c’est le meurtre de ta famille »…

Bien sûr, ceux-ci racontent quelque chose de la spécificité de cette religion-culture, victime d’une oppression pluriséculaire et toujours d’actualité, dont l’appartenance est autant une joie communautaire qu’un fardeau face à la violence anti-sémite – en ce sens, il incomberait à Sophie de perpétuer l’héritage de la souffrance, de préférence avec un partenaire qui peut la comprendre. Mais, en creux, ses confessions dessinent un autre récit, ou plutôt dévoilent une autre face de la même histoire : et si le problème ce n’était pas (seulement) la religion juive, mais aussi, et avant tout, son substrat patriarcal et la nullité des hommes ? Car c’est bien cela qui se fait jour enfin dans ces rites absurdes : le pouvoir du père, encore et toujours renforcé. Et qui, transmué en sexisme éclatant, revient inlassablement dans les relations amoureuses de Sophie, des citations du Lévitique sur l’impureté de la femme pendant ses règles à l’égoïsme auto-satisfait de l’éjaculateur précoce… Se libérer de l’injonction endogame, c’est alors en quelque sorte se dégager tout à la fois des attentes écrasantes de la famille, du regard assignant des hommes et de l’ombre surplombante du père. Sophie peut donc enfin, dans un monologue final tendre et émouvant, se réconcilier avec elle-même, célébrer sa culture juive tout en faisant son « coming-out goy », et revendiquer de mener sa vie dans la complexité.

Trancher, de et avec Sophie Engel
© Claire Dietrich

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