Lac Artificiel : conte d’un dédoublement adolescent

Céleste Germe de la compagnie Das Plateau porte sur la scène du Théâtre Ouvert Lac Artificiel, un texte de Marine Chartrain magnifié par une mise en scène minimaliste et le jeu précis et troublant de Maëlys Ricordeau. Ce conte moderne de deux adolescentes en quête de fête dans la nuit glisse agilement de l’anecdotique au tragique, toujours avec finesse. 

De la fusion à la friction 

Deux amies, Laura et Salomé, se retrouvent en cette nuit estivale pour faire la fête. Elles cherchent le chemin du lac, longent la route et, à mesure qu’elles s’enfoncent dans la forêt, se racontent et explorent leurs souvenirs, leurs traumas, leurs secrets et leur amitié. Dans ce spectacle-performance, toute la mise en scène porte à faire entendre les subtilités de ce dédoublement. Au sol, une matière réfléchissante offre à l’actrice qui entre sur le plateau son reflet en double déformé. La table à laquelle elle s’installe est faite de plastique transparent : il nous semble presque que l’interprète flotte au milieu de ce grand espace. La modulation de la lumière évoque le reflet d’un astre dans l’eau et renforce le mirage de ce lac introuvable. L’éclairage donne un support visuel subtil à cette désunion par d’heureux jeux d’ombres et de lumières qui projettent une autre présence, comme un sous-texte.

© Christophe Raynaud de Lage

Seule sur scène, Maëlys Ricordeau interprète avec une grande justesse les deux voix de ces amies bien différentes mais dont on comprend peu à peu que leur relation relève presque de la fusion. Une fine analyse de ces amitiés adolescentes, qui oscillent parfois entre complicité absolue et besoin de distinction pour s’émanciper et se découvrir. C’est justement tout ce passage qui s’opère au fil de la pièce, ce décollement parfois difficile. Et si ce mouvement aboutit à une séparation, à quel prix ?  La narratrice-conteuse manipule à vue des enregistrements qui construisent un paysage sonore fait de plusieurs strates de temps et de points de vue qui, par la superposition, se brouillent comme dans le souvenir. La démultiplication des narrations accélère le récit, altère nos certitudes et provoque chez nous comme chez les deux amies un vertige. 

 » Je sens qu’il y a quelque chose qui vacille là, qui vacille lentement. « 

© Christophe Raynaud de Lage

Avec finesse, l’écriture et la mise en scène permettent à l’histoire de prendre ce tournant difficile mais nécessaire, en art comme en amitié, qui consiste à élever l’anecdotique au poétique. Et dans ce cas, il s’agit même de tragique : ce passage de la fusion à distinction relève à proprement parler du trouble, comme une dislocation d’un être qui autrefois était un. En ce sens, Lac Artificiel ne craint pas d’emprunter parfois aux codes des slashers, ces films d’effroi teenage, dans lesquels un serial killer attend les adolescents dans la forêt et les décime. Ici, dans l’ambiance suspendue d’une nuit toujours plus sombre, l’ombre d’un danger plane. Le travail sonore de Jacob Stambach et Jérôme Tuncer magnifie ce sous texte qui nous tient en haleine : le danger s’installe sans jamais verser dans l’explicite.

L’écriture intimiste de Marine Chartrain aborde des thèmes souvent sous-estimés à l’adolescence : rapport au corps, premières expériences sexuelles traumatiques, excès dans la consommation d’alcool, le tout avec une plume qui n’appuie jamais trop le trait, effleure, à la manière de la jeunesse, des sujets parfois sombres. Cette mise en scène de Céleste Germe parvient à faire apparaître tout le passage qui s’opère à cet âge charnière, le voyage de soi à l’autre, de l’enfance à l’âge adulte, et tout ce qu’on perd en chemin. 

Lac Artificiel, de Marine Chartrain mis en scène par Céleste Germe
© Christophe Raynaud de Lage

Minimalistes et précis, la scénographie, les costumes et le jeu sont réduits à leur essentiel et servent avec élégance les propos d’un texte délicat, tout en laissant une grande place à notre imagination. Ce jeu du trouble imaginaire rappelle les rêveries de l’enfance que les protagonistes quittent. À la manière d’un conte contemporain Lac Artificiel ne craint pas de flirter avec l’effroi qui caractérise toute altération. 

Lac Artificiel

Conception et mise en scène – Céleste Germe
Conception et interprétation – Maëlys Ricordeau
Compagnie Das Plateau
Texte – Marine Chartrain
Création sonore – J. Stambach
Dispositif son et vidéo – Jérôme Tuncer
Scénographie – James Brandily
Création lumière – Sébastien Lefèvre

Jusqu’au 12 avril au Théâtre Ouvert
Lundi, mardi, mercredi à 19H30, jeudi et vendredi à 20H30, samedi à 18h

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