Les Perses: un travail sur l’empathie ?

Du 8 au 25 juillet, dans les Jardins de la Maison Jean Vilar, se joue Les Perses mis en scène par Gwenaël Morin dans le cadre de son projet Démonter les remparts pour finir le pont. Cette pièce d’Eschyle raconte la défaite de l’Empire Perse face aux Grecs à Salamine, depuis le point de vue des perdants. Dans cette mise en scène, Gwenaël Morin dirige quatre interprètes professionnel·les rencontré·es dans le cadre des ateliers libres de son projet. Les Perses semble être d’abord une tentative de monter la tragédie dans sa textualité, non dans sa théâtralité. Un travail sur l’empathie ?

Dans les Jardins de la Maison Jean Vilar, entre des arbres et des buissons, sont tracés deux cercles à la craie blanche sur le sol. Les deux actrices et deux acteurs professionnels entrent et se mettent à marcher en rythme sur les lignes de ces cercles. Jeanne Bred tient dans sa main un tambour en peau de bête, ainsi qu’un maillet à percussion. Il n’y a pas plus d’éléments de décor. Les costumes sont quasiment inexistants, comme dans la plupart des mises en scène de Gwenaël Morin : jupe, jean, baskets… Les quatre interprètes marchent en rythme et finissent par se séparer d’un coup. Gilféry Ngamboulou, jouant le Coryphée, monte sur une souche d’arbre à jardin et nous conte le début de l’histoire des Perses. Les déplacements sur scènes sont saccadés, toujours en rupture et continuité. Nous voyons les marqueurs de la mise en scène dans le jeu et les déplacements des interprètes.

Les Perses de Gwenaël Morin
© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Monter le texte avant la pièce

Dans ce rapport au texte d’Eschyle, et dans son esthétique théâtrale en générale, Gwenaël Morin considère que ses interprètes énoncent le texte et doivent rester en second plan. Le personnage du Chœur des Perses est construit sur ce principe. Chaque fois que le Chœur parle, les quatre interprètes s’avancent face public, et au rythme du tambour, ils et elles disent le texte à une, deux ou quatre voix. Le jeu et les corps des interprètes nous donne l’impression d’un faible jeu, comme s’il disaient simplement le texte. Ceci est sans doute un effet de cette adresse droite et méta-théâtrale adressée au public. Le visage des comédiens est peu expressif, il essaie d’être le plus froid possible. Les interprètes nous regardent en silence, parlent et marchent toujours d’un point A à un point B sur une même cadence. Le spectacle tente de construire une esthétique dont les silences des interprètes font exister des espaces pour le texte. Or, bien qu’il semble que c’est cette intention de mise en scène qui est au travail, l’apparition d’une autre forme de jeu vient opposer cette idée. Peu à peu et de manière aléatoire, apparaît un jeu incarné lorsque les interprètes jouent les personnages des Perses (la Reine Atossa, Darios…).

Les Perses, de Gwenaël Morin
© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

En effet, lorsque le personnage de Darios apparaît dans l’ombre d’un arbre, la tonalité de l’interprète change. Nous entrons dans un jeu tragique et très texturé. Puis, l’interprète s’avance vers l’arbre et se retrouve éclairé par les projecteurs. Il s’y accoude, s’y adosse et glisse tout doucement, comme en agonisant, le long du tronc. Nous sommes au premier degré tragique, ce qui dénote avec ce qui semblait être l’esthétique de la pièce depuis le début du spectacle. Une déviation se fait progressivement. L’aplanissement préalable du jeu rend presque caricaturale l’irruption de cette intensité. Peut-être est-ce une intention de Morin que de saturer le jeu et d’en rire ? Pourtant, personne ne rit dans le public, certains et certaines détournent même les yeux, gêné·es. Cette dissonance entre l’énonciation et l’interprétation se retrouve dans la suite du spectacle. Le personnage d’Atossa se met parfois à hurler de rage puis redevient tout à fait calme. Ce que nous voyons surgir de cette manière, ce sont les émotions soudaines et fortes des personnages.

Au travers des Perses, le metteur en scène semble essayer de travailler la question des émotions et de l’empathie. L’irruption de ce jeu pathos semble ainsi au service de ce retour au plaisir des larmes propre aux tragédies classiques. Il semble que dans les Perses de Gwenaël Morin, il y a la recherche d’une empathie envers celles et ceux qui sont “les vaincus”. Néanmoins, il manque une précision historique et dramaturgique importante, qui amène à percevoir autrement le caractère politique de ce geste : celles et ceux qui sont décimé·es dans la tragédie d’Eschyle, ce ne sont pas les vaincus qui pleurent devant nous, mais le peuple des Perses. Atossa, Darios ou encore Xerxes sont vivant·es, ainsi que responsables d’avoir envoyé des millions de Perses à la mort. Il faut rappeler que la Perse était un empire qui a porté la guerre dans de nombreux pays, dont la Grèce. Les Perses attaquent, ils ne se défendent pas d’une offensive des Grecs.

Les personnages des Perses, excepté le Messager, pleurent la perte de leur armée aussi en ce qu’elle symbolise leur pouvoir, leur richesse. Qu’est-ce que cela signifie politiquement de vouloir nous mettre en empathie avec des figures impériales comme Xerxes, qui se déresponsabilise de son acte de guerre et impose au peuple de se mettre en empathie avec lui et ainsi en complicité avec son acte ? Cette distinction de ce qu’Eschyle caractérise différemment comme vaincus ne semble pas avoir été faite dans Les Perses de Gwenaël Morin. Ce qui traduit probablement un manque de travail dramaturgique sur l’œuvre montée.

Refuser de jouer le jeu

Les Perses, de Gwenaël Morin
© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Il semble qu’il y ait un présupposé à la racine du spectacle : le jeu empêche d’entendre le texte dans toute sa puissance littéraire, évocatrice et politique. En l’exprimant comme une contrainte, Gwenaël Morin choisit de monter cette pièce avec des interprètes, bien que ce spectacle est le fruit de l’atelier qu’il a intitulé : Venez m’aider à faire du théâtre. Ainsi, Les Perses témoignent d’un rapport presque marionnettique aux interprètes. Il ne s’agit pas de remettre cette idée et ce choix scénique en question, mais d’en interroger la forme. En refusant de travailler le jeu, même dans l’art de son effacement scénique, Gwenaël Morin donne l’impression d’un travail paresseux qui s’attèle plus à éviter la critique et ironiser le plateau en se plaçant en surplomb et en se moquant de lui, qu’à prendre des risques en assumant un propos dramaturgique clair sur la pièce.

Rappelons que Gwenaël Morin monte les Perses, dans le cadre de son projet Démonter les remparts pour finir le pont, sans dialogue avec la langue arabe invitée cette année. Lorsque la langue anglaise était invitée, Gwenaël Morin avait monté un Shakespeare. La saison dernière, lorsque la langue espagnole était invitée, il avait monté un Cervantes. Pourquoi ne pas jouer le jeu de son propre projet en cette saison 2025 ? Dans la matinale du 12 juillet, le metteur en scène affirme qu’il ne fait aucun lien et tente malgré tout et très maladroitement d’en improviser un. En ne travaillant pas à un lien avec la langue invitée, il traite différemment cette langue des autres et crée lui-même ce qu’il dit reprocher. Qu’est-ce qui fait peur dans la langue arabe au point de refuser de travailler avec, de près ou de loin ? Cette mise en scène des Perses cristallise-t-elle un rapport tabou et contrarié à la langue arabe, symptomatique de cette saison du Festival d’Avignon cette année ? D’une certaine manière, c’est comme si la langue arabe pouvait être seulement politique et non artistique. C’est peut-être ici que se trouve la clé pour lire ce qui manque à la mise en scène et dramaturgie des Perses : son caractère politique. Sous prétexte de créer de l’espace à partir du texte, Gwenaël Morin le vide de sa matière et tente d’en redonner de la substance au moyen de la mise en scène et au travers de cette ironisation du plateau, allant des traits d’humour à cette prise de vue en surplomb de la scène. S’ensuit dès lors une parade pour combler le manque de travail et donner de la consistance à ce qui a perdu sa contenance. Les Perses est un spectacle suppléant qui tente de se légitimer en méprisant indirectement ce qui devrait pourtant être mis à l’honneur.

Les Perses

Adaptation, mise en scène et scénographie – Gwenaël Morin
Avec – Jeanne Bred, Fabrice Lebert, Gilféry Ngamboulou et Julie Palmier, interprètes professionnels rencontrés lors de l’atelier libre mené à Avignon depuis 2023 par Gwenaël Morin
Assistanat à la mise en scène – Canelle Breymayer
Lumière – Philippe Gladieux
Régie générale – Loïc Even
Production Emmanuelle Ossena, Charlotte Pesle Beal

Au Festival d’Avignon du 8 au 25 juillet

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