Déployé dans sept théâtre parisiens pour sa première édition cette année, le Paris Globe Festival permet au public français de découvrir des spectacles et performances du monde entier. Une occasion de plonger dans d’autres esthétiques et approches du spectacle vivant, et d’y entendre les échos de préoccupations par delà nos frontières. Au Théâtre de la Concorde, le hongrois László Göndör présentait Living the dream with grandma. Dans ce seul-en-scène mêlant esthétiques contemporaines, approche documentaire et stand-up, le comédien retrace sa cohabitation avec Éva Katona, sa grand-mère, et interroge un certain rapport au témoignage de la Shoah. Un spectacle qui dessine, au gré d’une structure protéiforme et décousue d’apparence, le portrait touchant de la rencontre de deux générations.
« Vivre le rêve avec grand-mère », voilà le programme du seul-en-scène, à mi-chemin entre stand up et documentaire, du hongrois László Göndör, lequel débarque en trombe en lunettes de soleil et valise à la main sur le plateau du Théâtre de la Concorde. Énergique et exubérant, l’acteur entreprend le récit de la genèse de son projet. Où comment László, jeune comédien de 35 ans sans perspectives – dans sa bande démo qu’il projette s’enchaînent des rôles ridicules dans des pubs pour marques de bière ou de préservatifs – et lassé de ne pas écrire ses propres scènes, décide de vivre un mois durant, pendant le confinement, avec sa grand-mère de 97 ans, survivante de la Shoah.
Portrait de grand-mère en patchwork
Comment transformer alors en spectacle cette rencontre intergénérationnelle au temps long, faite de conversations quotidiennes et de moments de vie partagés ? Comment transmettre à un public étranger la qualité d’être propre à cette femme sans verser dans l’hagiographie ? Et comment, surtout, faire entendre l’expérience centrale et pourtant enfouie de la vie de Grand-mère, celle du camp de concentration nazi auquel elle a survécu, sans que ce récit ne phagocyte toute la pièce ? En objet post-dramatique, Living the dream with grandma se pose la question de sa propre démarche, sans jamais pour autant se prendre trop au sérieux.
Éva Katona demeure pour nous un personnage mystérieux – on ne la découvre que progressivement, au fil de ce que son petit-fils nous en révèle. C’est à travers son regard et ses questionnements que nous faisons la connaissance de « grand-mère ». Tel un patchwork, le spectacle multiplie les approches indirectes et multimédias – enregistrements audio de conversation, vidéo de son appartement, récits, jeux interactifs, musique, énumération de faits – sans qu’elle n’apparaisse jamais entièrement devant nous. Si ces couches successives peuvent sembler décousues, et le jeu de László Göndör inégal, elles produisent en réalité une forme très contemporaine où, à la manière d’un tableau impressionniste, l’assemblage de petites touches dessine en creux une image de grande-mère qu’on devine petit à petit : enseignante passionnée, marxiste convaincue, fan de La Montagne magique, pleine d’humour et d’assurance.
Un témoignage fragmentaire
Surtout, son approche de l’événement concentrationnaire brille par sa justesse et sa modestie. Loin d’en faire le nœud dominant de sa pièce, László Göndör dissémine dans le spectacle les évocations de la Shoah. Car tel semble être le fonctionnement de la mémoire de la survivante : au lieu du témoignage unifié en un récit structuré ininterrompu, forme à laquelle nous ont habitué les écrits d’autres rescapé·e·s des camps, on n’accède que partiellement au vécu de grand-mère. Ce sont un peu des images tropiques (la clôture électrique), mais surtout des sensations (la soupe au son), des refoulements (« impossible de parler de la marche de la mort »), ou encore des répétitions douloureuses de l’histoire (« Grand-père dans le camp soviétique »). Et par contamination, celles-ci semblent affecter autant László que sa grand-mère : un matin qu’ils se racontent leurs rêves, c’est le petit-fils qui a rêvé d’un camp de concentration transformé en parc d’attraction à l’américaine, tandis que le songe d’Eva est habité par des éléphanteaux. Le titre du spectacle se teinte alors d’une tonalité plus sombre, semblant pointer vers la subsistance du traumatisme de grand-mère dans les rêves de son descendant.
Ainsi, Living the dream with grandma se saisit à rebours de la question du témoignage en prenant pour point de départ le silence, l’impossibilité ou le refus de témoigner, et en développant une esthétique du fragment. László l’exprime ainsi : « J’ai arraché à ma grand-mère les histoires sur l’Holocauste. » – Holocauste, qui au même titre que Shoah, est un mot qu’elle déteste… Au centre de ce kaléidoscope, une rencontre de Grand-mère avec le docteur Mengele, figure dont la simple évocation du nom convoque le pire des atrocités nazies. Mais de cette rencontre, nous n’entendrons jamais le récit, sans qu’on sache si ce silence est le fait de Grand-mère, de László ou d’un accord entre les deux. Et en nous laissant sur notre faim, frustré·e·s de ne rien apprendre de cette interaction d’Eva avec la légende Mengele, ce choix interroge mine de rien notre rapport personnel au témoignage et notre attitude voyeuriste face aux traumatismes des autres.
Ensemble, c’est tout
Si le témoignage de l’expérience concentrationnaire est laissé sous la forme d’évocations fragmentées qui affleurent à la surface du spectacle, celui-ci raconte finalement une autre histoire. Son sens se loge dans cette touchante tentative d’un petit-fils de recréer du lien avec sa grand-mère. Il est ainsi très émouvant d’entendre l’acteur faire la liste de ce qu’il attend de cette cohabitation – « ce que je veux de Grand-mère » : « les histoires », « l’humour », « jurer », « briser les tabous » ou encore « dire quelque chose de réconfortant en rapport avec la mort ». Plutôt qu’une approche biographique stérile, László Göndör fait le choix de transmettre les sensations de la complicité qui se crée entre eux. Fidèle à son esthétique bricolée, il laisse s’exprimer cette sensibilité librement dans moments poétiques qui tranchent avec le ton humoristique du reste du spectacle : réinterpréter une chanson pop à la harpe, filmer les pigeons par la fenêtre… Créant ce faisant une œuvre composite qui peut s’appréhender comme une lettre d’amour à grand-mère, par tous les moyens possibles.
Living the dream with grandma
Conception, écriture, mise en scène – László Göndör et Kornél Laboda
Conception, écriture et dramaturgie – Zsófi Bódi
Interprétation – László Göndör
Spectacle vu le 23 mai 2024 au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du Paris Globe Festival
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