DAINAS, de Dimitri Doré & Jonathan Capdevielle

DAINAS : retrouver le pays perdu

Un voyage entre poétique et concret

Que sont donc les daïnas qui donnent leur nom au nouveau spectacle de Jonathan Capdevielle et Dimitri Doré, créé cet automne au Théâtre de Gennevilliers ? Quelque part entre poésie et chansons, les daïnas sont de courts chants traditionnels de Lettonie, aux thèmes multiples, de la vie quotidienne à la mythologie, en passant par l’amour, le chagrin, la mémoire… Véritable culture populaire ancestrale, transmise pendant des siècles par voix orale, les daïnas, réunis et conservés depuis le XIXe siècle, forment le « trésor du peuple letton », longtemps resté sous domination impériale allemande puis russe ; peuple dont le pays, indépendant depuis 1993, est la terre d’origine de Dimitri Doré. Le jeune comédien, compagnon de route de Jonathan Capdevielle notamment dans les spectacles Rémi (dont il interprétait le rôle-titre) et Caligula, est en effet né en Lettonie avant d’être adopté par une famille française à l’âge de 18 mois : le spectacle DAINAS est une tentative de remonter le fil de son histoire personnelle, d’aller à la rencontre de la culture lettone, un voyage de Reims à Riga sans itinéraire préétabli.

Car cette histoire est forcément morcelée, et le spectacle suit cette forme en adoptant une esthétique du fragment. Au plateau, les grands draps blancs suspendus à des cordes à linge constituent autant une évocation de la maison et de la famille qu’un dispositif scénique qui agirait comme la mémoire, à base de dissimulation, projection et superposition d’images et de texte. Le spectacle s’ouvre ainsi en guise de préambule ironique sur le monologue d’une cigogne par-dessus un film en Super 8 de la vie d’un couple ordinaire, un discours qui interroge déjà la notion de parentalité au cœur de la pièce. Et si nous entendons dans la foulée et dans le noir le dialogue d’un homme et une femme (les parents de Dimitri) en train de remplir un formulaire d’adoption, la pièce s’éloigne très vite d’un récit linéaire à caractère auto-biographique, pour privilégier un assemblage patchwork de propositions insolites. Deux mouvements opposés semblent travailler l’œuvre en parallèle, d’un côté la tentation-tentative impossible de raconter l’histoire concrète, de l’autre une pulsion poétique, qui invite à entrer dans un univers plus que dans un récit. C’est dans l’équilibre entre ces deux tensions que se tient DAINAS, où les archives familiales côtoient les apparitions fantastiques, comme reproduisant des daïnas mêmes l’alliance du lyrique et du matériel.

DAINAS, de Dimitri Doré & Jonathan Capdevielle
© Grégory Batardon

Évocation et grâce

Le personnage chaotique d’Oleg, tout à la fois figure mythologique viking, double de Dimitri et fantôme de son propre père biologique, qui déboule dans le salon de la petite famille champenoise, vient bouleverser le spectacle de l’intérieur, par son costume étrange (protections de hockey, couvertures à motifs et fourrure) et sa langue incompréhensible. Forme d’esprit, il symbolise l’irruption du passé dans le présent, de la Lettonie en France, du folklore dans le quotidien. Au cœur de la pièce, Oleg entonne des daïnas dont la musicalité ouvre une fenêtre sur ce pays dont les traditions et l’histoire nous sont, à la quasi-totalité d’entre nous sans doute, totalement inconnues. Mais de la Lettonie, on ne verra finalement que peu de choses, le spectacle demeurant, peut-être judicieusement, dans l’évocation plus que dans l’exposition. Elle apparaîtra ainsi entre autres sous la forme d’une couronne de fleurs, le couvre-chef traditionnel de la fête du solstice d’été au cours de laquelle on chante les daïnas, et dans la voix d’Aïga à laquelle Dimitri téléphone, vieille femme qui a semble-t-il joué un rôle dans l’adoption par des Européens de l’Ouest des enfants de l’orphelinat…

DAINAS, de Dimitri Doré & Jonathan Capdevielle
© Grégory Batardon

À dire vrai, la forme proposée par Dimitri Doré et Jonathan Capdevielle, si elle évite les écueils des formes figées à la fois du récit de soi et de la folklorisation, privilégiant avec bonheur le sensible, déroute plus d’une fois par son apparence décousue, son aspect kaléidoscopique, et sa dimension expérimentale. Fragile par essence, spectacle exigeant non dénué de faiblesses, DAINAS gagne cependant en grâce ce qu’il perd en lisibilité – un deal gagnant que matérialise à merveille l’acteur qu’est Dimitri Doré.

Seul sur scène, le comédien interprète tous les personnages et tous les dialogues. On retrouve dans la capacité transformatrice de sa voix à se glisser dans toutes les identités la patte du marionnettiste ventriloque qu’est Jonathan Capdevielle. Mais cette multi-incarnation n’est pas tant ici preuve de virtuosité que de sensibilité : la manière d’être même de Dimitri Doré, sa corporéité délicate, la douceur de son timbre et de ses mouvements, expriment plutôt, derrière le plaisir du comédien, une forme de modestie, voire d’effacement. Dans une identité qui jamais ne se fige, mais est toujours en exploration, fluide, Dimitri se laisse traverser par ces altérités, à l’image de ce plateau où derrière les draps apparaissent un bric-à-brac d’objets et de silhouettes animales (ours, chat, cigogne…) qui l’habitent silencieusement. Entre Oleg et ses parents adoptifs, Dimitri est aussi clown triste, gymnaste en juste-au-corps bleu brillant, chanteur de karaoke – et pour finir acrobate en cerceau aérien. Comme sur une lune, oscillant au-dessus du paysage obscur de la mémoire et de l’enfance, Dimitri est l’image de cet équilibre entre vie et poésie, figure gracile et scintillante s’inventant au gré des fluctuations, enfant letton-français devenu artiste accompli, aujourd’hui auteur de sa propre histoire.

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