Mémoire de fille © Gianmarco Bresadola

Mémoire de fille : ou comment le savoir vient aux femmes

« Explorer le gouffre »

Mémoire de fille paraît en 2016. Son autrice, la prix Nobel Annie Ernaux, revient sur la nuit de l’été 1958 où, jeune monitrice (elle a alors 17 ans) de ce qu’on appelait à l’époque « colonie de vacances », elle « perd sa virginité ». Un texte autobiographique donc, dans lequel Annie E. scrute Annie D. (Annie Duchesne est son nom de naissance, Annie Ernaux son nom de femme mariée), la met à distance, analyse ses émotions, ses actions, ses réactions, en fait une femme-objet, objet d’étude, pour mieux la faire devenir, au fur et à mesure de l’écrit et de la pensée, une femme-sujet, sujet de son désir notamment. Ce qui rend cette première nuit avec un homme si particulière, et en même temps si largement partagée et donc si universelle, c’est qu’elle est un acte de violence. Annie D. subit la pénétration et l’éjaculation, elle en est la victime mais sur le moment elle ne se considère pas comme telle, non, c’est bien Annie E. qui, avec les années, le recul et l’expérience, s’en rend compte, met les mots : Annie D. subit la violence, le viol. Cette nuit n’est donc pas une entrée dans la sexualité comme on peut souvent l’entendre, elle n’est pas non plus un « apprentissage douloureux de la sexualité » comme on peut le lire dans la feuille de salle du spectacle de ce soir : cette nuit-là, pour Annie D., et pour bien des femmes avec elle, est une entrée dans le patriarcat, un apprentissage de la domination systémique. 

L’écriture est dense — bien que le texte ne fasse « que » 165 pages, il y a beaucoup à lire —, détaillée, acérée, le poids est lourd de la passion, de l’incompréhension, de la honte. Du décalage. Pourquoi donc une jeune femme s’est-elle autant attachée à son violeur ? Pourquoi un tel acharnement à vouloir s’y soumettre entièrement ? Pourquoi vouloir à tout prix se mettre au service de celui qu’elle appelle en secret son « Maître » ? Annie Ernaux plonge dans ce gouffre vertigineux : presque soixante ans ont passé, toute une vie adulte s’est déroulée, elle a eu des compagnons des enfants des métiers, qui est Annie D. pour Annie E. ? Qui est l’adolescente pour la femme d’aujourd’hui ? La femme qu’elle aspirait être, l’est-elle devenue ? Qu’est-ce que cette nuit de violence a inscrit en elle, qu’est-ce que cet été 1958 a imprégné dans sa chair dans son cœur dans sa tête ? 

Mémoire de fille est un texte important, parce qu’il parle à toutes de nos premières fois : la première fois que l’on voit un sexe d’homme, la première fois que l’on voit un sexe d’homme en érection, la première fois que l’on est collée nue contre un autre corps nu, les odeurs, les goûts et les dégoûts, les tensions et les passions, les hontes et les bonheurs, et surtout la violence à l’œuvre. Mémoire de fille est un texte à mettre entre toutes les mains des femmes mûres qui ont vécu et qui peuvent regarder leur adolescence d’un œil neuf et entre celles des jeunes femmes qui ont encore tout à vivre et qui cherchent des réponses, des aides, des échos à leurs tâtonnements adolescents.

© Marie Clauzade

Polyphonie cacophonique

Ce que propose le spectacle de Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy qui se joue en ce moment au Théâtre de la Ville (Abbesses), c’est une mise en scène du texte enrichie de textes de Veronika Bachfischer et de Suzanne de Baecque, qui interprète le récit au plateau. Une version augmentée, donc, avec, si vous suivez bien, quatre voix : celle de Annie E. qui dit « je », celle de Annie D. qui est exprimée avec un « elle », celle de Veronika Bachfischer (qui ne se nomme jamais comme telle, mais qui court anonymement tout au long du récit) et celle de Suzanne de Baecque, qui parle à la première personne. Ça se bouscule au micro et ce parti pris, qui semble être l’axe majeur de la mise en scène si l’on en croit les notes d’intention des créatrices, est malheureusement ce qui porte préjudice au spectacle : on est souvent perdu·es dans ces méandres de prises de paroles, on ne comprend pas toujours tout, au mieux c’est poétique, au pire on ne reçoit rien. Pourquoi avoir fait le choix d’ajouter des prises de paroles au texte d’Ernaux, qui se suffit amplement à lui-même — et qui même parfois, supporte mal le passage à la scène, tellement certains moments du textes sont difficiles à saisir ? Alors même que ce qui se passe au plateau accroche le regard et l’attention — très belle et intelligente scénographie, brillant travail de lumières, costumes impeccables, ambiance sonore séduisante — on ne peut pas s’empêcher d’être un peu noyé·es dans cette foule de voix. 

Néanmoins le texte est là, fort, marquant, dont on se souvient longtemps. Et servant la plume d’Annie Ernaux, une actrice au sommet de son art : Suzanne de Baecque est — comme d’habitude — exceptionnelle, forte, marquante, on se souviendra longtemps d’elle. Elle déploie tout son talent d’interprétation — elle joue, elle danse, elle murmure, elle rit, elle est belle, elle est laide, elle doute, elle est lumineuse, elle ne s’excuse jamais — et Mémoire de fille advient, ici et maintenant, plus actuel que jamais. Le texte d’Ernaux est ponctué de texte de de Baecque, à la voix d’Annie se mêle celle de Suzanne et on se dit  qu’on aurait très envie de voir un seul-en-scène de l’actrice, nous racontant sa vie, son travail, sa passion pendant des heures, et qu’on en serait très heureux·ses.

La polyphonie de ces voix, aussi maladroite soit-elle, nous rappelle que la littérature et le théâtre sont des lieux privilégiés de prises de paroles, depuis les marges, pour raconter les histoires personnelles qui nous concernent tous·tes : des paroles de femmes, qui se questionnent, qui viennent frotter là où ça fait mal, qui viennent, simplement, mettre des mots sur leurs plaies. C’est la catharsis, c’est se remémorer les émotions, libérer la parole, retraverser les traumas, mais c’est aussi faire équipe : tous·tes ensemble reconnaissons-nous dans nos interrogations, nos hontes et nos douleurs, tous·tes ensemble retrouvons-nous regroupons-nous autour de la flamme de nos mémoires de filles et faisons corps face aux violences qui ont imprégnées nos chairs nos cœurs nos têtes. 

© Marie Clauzade

Créée pour la première fois en Allemagne en allemand (avec Veronika Bachfischer) en 2022, l’adaptation en France en français (avec Suzanne de Baecque) en 2025 n’est pas une réussite totale, elle laisse malheureusement sur sa faim. Néanmoins, elle fait entendre la voix si précise, si précieuse d’Annie Ernaux et donne envie de lire, relire et re-relire ses textes : en cela, le spectacle est un succès, le théâtre a fait son œuvre. Merci, alors, à cette équipe de femmes d’avoir su abolir les frontières de la littérature et d’avoir fait entrer une prix Nobel sur scène. 

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