Bérangère Vantusso : la poétique des ricochets

A l’occasion de sa prise de poste au théâtre Olympia – CDN de Tours, et de sa mise en scène de Rhinocéros en ouverture de saison (lire notre article), Bérangère Vantusso s’est prêtée aux questions de Pleins Feux. La metteure en scène s’illustre depuis une vingtaine d’années dans le champ de la marionnette contemporaine, dans un parcours idéal mêlant création et direction de lieu. Portrait d’une metteure en scène engagée qui défend pour le CDN de Tours la ligne de l’imaginaire et de l’hybridation.

Ariane Issartel : Pouvez-vous nous parler du trajet qui vous a amenée de la création en compagnie avec trois-6ix-trente, au Studio-Théâtre de Vitry jusqu’au CDN de Tours ? Qu’est-ce que c’est qu’un parcours d’artiste qui se retrouve en tête d’un CDN ?

Bérangère Vantusso : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir avancé en cochant toutes les cases… Je viens d’une famille ouvrière mais artiste, une famille transfuge de classe. J’ai commencé le théâtre adolescente, en amateur – oui, j’ai même coché cette case-là ! Aujourd’hui encore il y a très peu de formations de mise en scène en France, mais à l’époque c’était encore pire, les gens faisaient surtout des formations pour être interprète, mais ce n’était pas tout à fait ça que j’avais au fond de moi. J’ai quand même fait une école d’actrice attenante au CDN de Nancy, puis je suis allée étudier à Paris 3 –Sorbonne nouvelle. Je voulais rencontrer les personnes de mon âge qui avaient envie de faire du théâtre dans les années 2000, et c’est là que j’ai rencontré un marionnettiste qui animait un atelier de pratique à Paris 3, François Lazaro. Avec lui j’ai vraiment construit un sillon autour de la marionnette contemporaine. Et j’ai créé mon premier spectacle.

Je pense que ça commence encore comme ça : on crée un premier spectacle et ensuite se pose la question de la compagnie. On a monté Heiner Müller en marionnette, c’était un spectacle-manifeste : on voulait montrer que la marionnette ne s’adresse pas qu’aux enfants ! Très vite on a eu un écho avec cette pièce. C’était déjà assez construit dans mon esprit : la marionnette avait été une telle découverte pour moi, ça m’avait octroyé une telle liberté de création, et donc j’avais envie d’amener la marionnette dans le réseau des CDN et des théâtres qui ne la programmaient pas encore.

J’ai été ensuite artiste associée dans plusieurs CDN, puis il y a eu un tournant : j’ai été programmée pour la première fois au festival d’Avignon en 2016, dans le IN. Pas simple, comme première expérience, c’est un peu le ball-trap… mais ça m’a apporté beaucoup de visibilité. J’ai candidaté en 2013 au CDN de Béthune, j’ai fait toute cette longue démarche, j’ai compris le cahier des charges et toutes ses contraintes. Je n’ai pas été nommée mais j’ai beaucoup appris et après ça, je me sentais un peu seule à l’échelle de la compagnie, je manquais de rencontres avec mes pairs, avec d’autres artistes. C’est pour ça que j’ai candidaté au Studio-Théâtre de Vitry, et ça a été une expérience formidable pendant 7 ans, de créer des espaces de recherche, de rencontres. Au bout de 7 ans, j’ai senti la nécessité de changer d’échelle. C’est comme un ricochet, en fait : il y a un geste artistique au départ qui se répercute ensuite, en faisant des cercles de plus en plus grands.

J’avais une maman qui était enseignante et syndicaliste, donc la question du service public est dans ma valise depuis le début ! Je suis très attachée à ça, et très fière de diriger un théâtre public. C’est ce que je dis au public en ouverture de saison : « c’est votre théâtre, pas le mien ».

A.I. : Pourquoi Tours en particulier ? Est-ce que cela avait un sens particulier pour vous ?

B.V. : Tours avait du sens, j’avais été artiste associée là-bas, donc je connaissais bien l’équipe et un peu le territoire : sous la direction de Jacques Vincey, j’avais déjà fait des projets hors les murs. C’est une ville avec beaucoup d’équipements culturels, un maillage très dense. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de voir comment la scène peut s’hybrider avec beaucoup d’autres arts, et il y a déjà une vraie écoute entre les lieux. Beaucoup de structures viennent de changer de direction au sein de la métropole, les autres directeurs et directrices de mon âge savent très bien qu’il vaut mieux travailler ensemble ! On est dans une dynamique collaborative et non concurrentielle avec la nouvelle génération de directeurs et directrices, et je trouve ça fort. Enfin ce qui m’a amenée à Tours je crois, c’est aussi la taille du plateau : je n’aurais pas su comment travailler un trop grand plateau. Celui de Tours est absolument parfait pour moi.

A.I. : Comment décriviez-vous votre projet pour le CDN de Tours ?

B.V. : Le projet est centré autour de la question de l’hybridation, du mélange de toutes les formes de création. Mais surtout, j’ai à cœur d’accueillir des propositions que je considère comme ancrées dans une forme d’imaginaire. Je vois une scène contemporaine assez centrée autour du réel, de l’hyper-réalisme, du théâtre documentaire. Moi je me sens un peu en contrepoint à cette scène-là, je suis plus proche d’artistes qui développent un théâtre en creux, un théâtre de l’imaginaire, de la poétique. Par exemple, la semaine prochaine on accueille le Théâtre du Radeau ! Ils ont fait partie de mes chocs artistiques quand j’avais 20 ans – ces formes qui accueillent le dispositif scénique non comme un décor mais comme un personnage supplémentaire… J’ai aussi un soin particulier aux écritures contemporaines : cette année, quatre metteur·es en scène et deux auteurs/autrices seront associé·es au Théâtre Olympia. Par exemple Vimala Pons, pour le coup elle est vraiment au cœur de l’hybridation ! Ou encore Frédérique Aït-Touati, rencontrée dans le cadre des résidences de recherche au studio-théâtre de Vitry. Elle fait partie du parlement de Loire, cet événement merveilleux qui a conclu au fait de considérer la Loire comme une personne avec des droits ! C’est quelque chose qui se déploie ici à Tours, et je suis très sensible à la manière dont Frédérique articule cette pensée du vivant issue de Bruno Latour avec sa pratique artistique. On aura aussi un jeune collectif tourangeau qui travaille avec un synthétiseur modulaire, autour de formes immersives. Et enfin Youssouf Abi-ayad, un jeune homme dont on entendra parler bientôt, il sort du TNS et il pratique le drag, une autre forme d’hybridation avec laquelle je suis moins familière personnellement mais qu’il va faire débarquer dans le théâtre, pour notre grand bonheur.

Dans les nouveautés pour le CDN, il y a trois choses importantes : la saison sera rythmée par les équinoxes et les solstices, donc on va travailler une programmation par mouvements, plutôt qu’enchaîner les spectacles comme des colliers de perles. Il y aura aussi des spectacles pour les petits ! On a dû s’équiper pour ça, très concrètement, par exemple acheter des rehausseurs, des tables à langer, c’est assez joyeux !  

Et enfin, j’avais envie d’instaurer un temps fort Europe : le théâtre accueillera chaque saison un pays – cette année l’Italie. L’idée est d’accueillir un ou deux artistes emblématiques de ce pays, et se tourner vers lui, pour exposer par exemple les conditions de création de ce pays, faire découvrir les auteurs et autrices contemporain·es. Nous aurons notamment une création de Daria Deflorian, La Vegetariana.

A.I. : Pourriez-vous nous dire un mot du rôle de la Jeune Troupe au CDN de Tours, et de son fonctionnement ? C’est aussi la Jeune Troupe qui programme le festival de création émergente WET, un système assez unique, comment cela s’organise-t-il au sein du CDN ?

B.V. : Il faut noter que cette Jeune Troupe de Tours est une des premières à avoir émergé en France avec celle du CDN de Toulouse. Depuis elle a fait beaucoup d’émules, c’est un système très vertueux ! Il permet l’insertion professionnelle, et puis c’est très important pour la permanence artistique : comment des artistes jeunes vivent sur un territoire, comment s’en emparent-ils ? La Jeune Troupe est recrutée pour deux années, et elle maintient toute l’équipe du théâtre en mouvement avec les préoccupations de la jeune génération, elle nous bouscule. Cette Jeune Troupe programme le festival WET, et cette année on leur a demandé de s’ouvrir à l’Italie. Nous les accompagnons principalement dans leurs arbitrages, pour rappeler qu’il y a certes des choix de cœur, mais qu’il faut respecter quelques aspects importants : la parité, l’équilibre des formes programmées, la présence des textes contemporains. Mais la manière dont ils pensent le WET et dont ils interrogent la question de la programmation fait à chaque fois bouger nos lignes, c’est très sain.

A.I. : En tant qu’artiste, comment le fait d’être à la tête d’un CDN influence votre parcours, votre relation à la création ?

B.V. : Pour l’instant, je ressens que c’est un enjeu. Ça prend beaucoup de temps de diriger un théâtre. Mais si je reprends le geste du ricochet, je dois dire que s’il n’y a pas une certaine densité dans le geste artistique dès le départ, dès le tout premier jet du caillou, il s’épuise. Je reste très attentive à ça. Dès la saison prochaine, je vais créer une pièce avec la Jeune Troupe, je m’en réjouis. Mais dans un CDN, les équipes savent que la directrice est artiste, qu’il y a des temps de création à respecter. J’ai bien vu le succès de Rhinocéros, il a rayonné sur toute l’équipe, il a amené beaucoup de joie pour nous tous.

Pour découvrir la programmation du Théâtre Olympia – CDN de Tours.