Les quatre comédiens et comédiennes de "Ce soir j’ai de la fièvre et toi tu meurs de froid", de Julien Lewkowciz, réunis autour d'une console son, au festival JT24.

Ce soir j’ai de la fièvre et toi tu meurs de froid : radio-fantôme

Pleins Feux se réjouit de suivre cette année encore la programmation du JT24, un festival dédié aux créations de jeunes artistes issu·es d’écoles nationales. Nous étions ce soir dans la grande salle du Théâtre de la Cité internationale pour suivre la maquette de Ce soir j’ai de la fièvre et toi tu meurs de froid, de Julien Lewkowicz un spectacle mêlant théâtre et radio sur fond d’années SIDA.

La voix

On entre dans ces années 1990 si festives et si tragiques, avec le masque affreux du SIDA qui rôde, par un biais idéal aux fantômes : celui de la voix de radio. Enregistrée sur bandes, elle réussit ce pari d’être à la fois matérielle et spectrale, d’adopter le travestissement très tangible d’un autoradio rouge pétant avec des cassettes à rembobiner pour évoquer les disparus. La radio, scandale philosophique : comment peut-on être à la fois si présent et si absent ? Nous entrons dans le spectacle par le biais d’un homme qui va mourir, et qui enregistre pour la dernière fois sa voix comme testament. De cette voix au seuil de la disparition renaît alors pour nous la dernière émission d’un groupe d’ami·es à l’ère des radios libres.

Ils sont là et bien là, ces corps vivants et désirants qui parlent ouvertement de tout ; mais la couleur nous est annoncée dès le départ : c’est la dernière émission, ensuite ils rendront l’antenne. Malgré le champagne, quelque chose de déjà nostalgique teinte la scène, comme un voile sépia posé délicatement sur toute la dégaine d’époque – jeans trop grand, vestes en cuir, cigarettes au coin de la bouche. On apprend vite que l’animateur, le charismatique Dany, mourra du SIDA peu de temps après l’arrêt de l’émission. Et sur scène, quelque chose de l’absence continue de flotter dans des signes discrets : la table de radio délaissée dans la fumée mourante des cigarettes, ou les chaises vides massées de part et d’autre du plateau comme si l’émission se déroulait en direct, et qui ne seront jamais occupées.

Fréquence Gaie

Pour construire ce spectacle, Julien Lewkowicz et son équipe sont parti·es d’enregistrements de l’émission Lune de Fiel, programme foutraque et déjanté qui fit les belles heures de Fréquence Gaie. Cette première radio FM associative tenue par la communauté homosexuelle commence à émettre en 1981 sur les hauts de Belleville, peu après l’élection de Mitterrand et l’autorisation des radios libres. Elle entend offrir aux jeunes homosexuel·les francilien·nes un espace d’écoute et de partage autour des sujets qui les occupent, et dont il est encore difficile de parler ouvertement en société.

C’est dans ce contexte que Lune de Fiel atteint son apogée : tenue par un couple excentrique, qui ne lésine pas sur la vulgarité et le graveleux, l’émission se veut aussi lieu d’expérimentation et de liberté de parole sur la sexualité, le plaisir, les fantasmes, et aussi sur d’autres sujets plus délicats comme la difficulté de trouver des partenaires lorsqu’on a été diagnostiqué séropositif, la discrimination de l’entourage… Les excellents comédien·nes du spectacle (Laure Blatter, Raphaëlle Rousseau, Valentin Clabault, Guillaume Costanza et Julien Lewkowicz) reproduisent sur scène les dialogues issus des archives sonores de Lune de Fiel, et nous offrent le cadeau de faire revivre pour nous ce document précieux, avec toute la verve et la gouaille possibles.

La fin des clandestins

Comme souvent lorsqu’on plonge dans ces années-là, le désespoir côtoie la techno, le disco et Dalida ; the show must go on, au milieu des morts qui tombent, et d’un bizarre sentiment de honte… « Est-ce que l’outrance c’était la seule manière d’être pédé ? » se demande un des personnages à propos de Dany le flamboyant, lui qui considérait que l’homosexualité était « une clandestinité forcée », mais lui qui avait aussi « honte » de sa condition, en secret, sous le fard des blagues paillardes.

Au-delà du travail documentaire, quelque chose de particulièrement touchant m’a semblé ressortir du travail de Julien Lewkowicz et son équipe. Malgré la persistance auditive des fantômes, un message se dessine tout doucement, celui que la vie normale serait un jour possible pour les gays et les lesbiennes, la vie « bourgeoise » – l’ennui, alors, d’être comme les autres ? Sans doute, Dany aurait dit cela, lui qui a de la fièvre quand toi tu meurs de froid. Mais Dany est mort et sa famille choisie a vieilli ; on essaie de vivre plus longtemps avec le SIDA, et on peut de plus en plus s’embrasser dans la rue (même si ça reste compliqué). Le spectacle réussit le pari de ne pas s’abîmer dans la nostalgie, et d’ouvrir le cœur à l’avenir. Un beau projet à suivre 

Deux comédiens du spectacle "Ce soir j'ai de la fièvre et toi tu meurs de froid", de Julien Lewkowicz au festival JT24
@Fanny Cortade

Ce soir j’ai de la fièvre et toi tu meurs de froid,
Texte et mise en scène – Julien Lewkowicz, assisté de Liora Jaccottet
avec – Laure Blatter, Valentin Clabault, Guillaume Costanza, Julien Lewkowicz, Raphaëlle Rousseau

Maquette présentée dans le cadre du Festival JT24 au Théâtre de la Cité internationale (Paris) le 31 mai 2024, avec une équipe issue du TNB.

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