Ceramic circus : battre la montre

Sur la piste circulaire de ce Ceramic Circus, on trouve un vélo, une batterie, des cymbales, des rollers, des vestes à paillettes, et un impatient qui trépigne de commencer. Tout est prêt pour Julian Vogel, seul en scène, qui se démultiplie ici en interprète, musicien et régisseur de son propre spectacle. Il n’a besoin de personne, ni même du public : il lance à sa guise des enregistrements d’applaudissements. Chef d’orchestre de ce cirque singulier, Julian Vogel nous plonge dans une étonnante tension et questionne nos attentes de spectateur·rices.

Vertige de l’attente

Les premières minutes donnent la couleur : on entre dans ce cirque par un très (très) long roulement de tambour. Dans cette performance d’introduction on ne peut plus physique, Julian Vogel nous fait ressentir le crescendo d’énergie qui l’anime à l’idée d’arriver au point de rupture, au véritable commencement. Tant que la cymbale n’est pas frappée, on est du côté de l’attente. Mais qu’est-ce qu’on attend réellement ? Un événement extraordinaire qui briserait le cours du temps ? Julian Vogel nous invite à goûter l’allongement de cette attente, afin d’y déceler tout ce qui s’y cache déjà.

© Jona Harnischmacher

Tout est une question de temps, et de mouvement : l’imposante boule en céramique accrochée à un fil a des airs de pendule, dont la rotation suit la courbe de la piste et représente un danger constant pour Julian Vogel, qui vaillamment l’évite à chaque tour d’un mouvement de tête. Cette pleine lune blanche semble bien décidée à ne jamais s’arrêter, comme si elle refusait de laisser le jour se lever. Juché sur son vélo monté à l’envers ou bien sur ses rollers, Julian Vogel parvient à tourner autour de ce pendule (à moins que ce soit le pendule qui tourne autour de lui ?) dans un jeu de course-poursuite de plus en plus intense. Le mouvement est inarrêtable : tout au long du spectacle, il y a toujours au moins une chose qui tourne.

Cette agitation, c’est aussi celle qui anime les assiettes tournantes (objets généralement en plastique, que l’on fait tenir au sommet d’une perche par l’équilibre de leur rotation), ici manipulées avec d’autant plus de précaution qu’elles sont en porcelaine. Cette recherche poursuit celle des China Series, dans lesquelles Julian Vogel manipulait des diabolos en céramique. Le défi est le même, et l’issue tout aussi fatale : si l’objet tombe, il se brise. Se déploie alors tout un jeu de rattrapages de dernière seconde, dans lequel Julian Vogel questionne nos émotions contradictoires, entre le soulagement de la stabilité et l’euphorie de la démolition.

© Jona Harnischmacher

Orchestre de la fragilité

Pour accompagner cette recherche autour de la matière, Julian Vogel déploie tout un travail très subtil de création sonore. De la chaîne de vélo au roulement des rollers sur le plateau en passant par les objets qui se brisent, tous les sons sont musicalisés dans une rythmique surprenante et entraînante. Julian Vogel manipule également des instruments live, comme ces cymbales qu’il fait vibrer dans sa course contre la montre en rollers, avec un sens particulièrement accru de la cadence. Il va même jusqu’à devenir homme-orchestre en accrochant une caisse claire à son costume, prouvant à nouveau sa capacité à se démultiplier. Au creux d’une apparente cacophonie, se déplie en réalité une chorégraphique gestuelle et musicale très précise qui force l’admiration.

Ceramic Circus a de quoi nous donner le tournis, mais Julian Vogel est un créateur d’images, et parvient à maintenir un bel équilibre esthétique, sans un seul mot. De vrais moments de silence et de poésie s’invitent dans les interstices de ce cycle apocalyptique, comme ce duo qu’il forme avec le pendule de céramique. Simplement assis sur un tabouret pivotant, Julian Vogel semble entrer en lévitation et en apesanteur. Une relation humain/matière qui se terminera en morceaux, mais sans remettre en cause le respect et la curiosité qui anime Julian Vogel pour ces êtres inertes.

© Romain Fievet

Par le mouvement, qui édifie tout ce Ceramic Circus, ces objets prennent vie : lorsque Julian Vogel place les assiettes sur leurs perches automatisées, celles-ci semblent bien vivantes, vibrantes et enthousiasmées par le rythme musical. On pourrait même croire que ce sont elles qui chantent les chœurs. Plus que par un sadique plaisir à observer la fragilité de ses agrès de céramique, Julian Vogel est porté par un réel intérêt pour les propriétés cinétiques des objets, et en fait ici un drôle de portrait pluridisciplinaire. Il se place fréquemment en position d’observateur : parfois déçu et parfois transporté par l’imprévu, au même titre que le public.

Embrasser un mouvement, c’est prendre le risque de le voir s’arrêter. L’instabilité est intrinsèque à toute trajectoire : Julian Vogel explore cette dualité par un angle original et multiple, en partant avant tout du matériau et de l’objet. Cette recherche à la fois plastique et circassienne surprend et intrigue, même si elle laisse parfois légèrement à distance dans sa lenteur et sa construction solitaire. Il faut toutefois saluer la vraie prouesse technique et physique présentée par Julian Vogel, dont la grande originalité le distingue dans la constellation du cirque contemporain.

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