Édène : une ode aux mots

Clarté du propos

Alice Zeniter – romancière, dramaturge et metteuse en scène – ose pétrir la matière à histoires à pleines mains et prend plaisir à changer les supports de narration. Après des années d’hésitation devant le livre Martin Eden de Jack London écrit en 1909, l’autrice se décide à s’en inspirer et le transposer au théâtre. Martin Eden raconte l’histoire d’un marin transfuge qui parvient à s’extraire de sa condition en écrivant mais ne réussit cependant pas à trouver sa place dans la société une fois extirpé de sa classe sociale, certaines frontières restant infranchissables.

Dans l’adaptation d’Alice Zeniter pour cinq comédiennes on retrouve Édène (magnifiquement incarnée par Camille Léon Fucien) une jeune femme noire qui désire ardemment écrire un chef-d’œuvre, pour participer au grand tourbillon de la littérature qui l’enivre mais aussi pour conquérir Rose dont elle vient de tomber amoureuse. Édène prend appuis sur les mêmes enjeux que l’œuvre de Jack London, mais en l’adaptant à notre époque et avec une distribution exclusivement féminine la pièce fait également travailler en creux d’autres enjeux de représentation.

On sent dans la mise en scène une vraie envie d’accompagner les spectateur·ices et de ne laisser personne sur le carreau. Contrairement aux personnages qui ne parviennent pas à aller au delà des obstacles monstrueux que sont les codes et les mœurs de l’appartenance à un groupe, Alice Zeniter a la générosité de ne pas reproduire la violence de l’entre soi. La pièce est une main tendue vers un questionnement collectif et intime. La mise en scène donne des ingrédients simples et bons qui permettent ensuite aux spectateur·ices de s’interroger avec les personnages. C’est une maïeutique joyeuse et sans prétention.

L’histoire vivante sur scène, est rendue lisible par une scénographie efficace signée Camille Riquier. À cour un escalier de marbre rouge symbolise la maison bourgeoise où habite Rose, ce même rouge qui évoquera plus tard le sang de l’abattoir où travaille, malgré elle, Édène. À jardin une minuscule chambre où habite Édène et sa colocataire. Édène évolue sur cette scène découpée, dénuée de toute cloison, sans parvenir à trouver sa place.

Les personnages sont eux aussi bien écrits et prêts à défendre leurs points de vue mordicus. Bien qu’il n’y ait que 5 comédiennes au plateau, elles parviennent à se métamorphoser pour incarner plusieurs rôles chacune. Chapeau bas à Chloé Chevalier qui joue avec une justesse troublante aussi bien la meilleure amie précaire et désobligée que la grande bourgeoise perdue dans sa mondanité. Le jeu, bien dosé, créé ce petit tour de magie, d’avoir le remord de n’applaudir que cinq personnes et de priver les autres personnages restés en coulisses de leur moment de reconnaissance.

© Simon Gosselin

Rendre hommage aux mots

Tout comme dans le texte de Jack London, le texte d’Alice Zeniter interroge le rôle des écrivain·es, leur besoin d’écrire, leur légitimité, les difficultés morales mais aussi pragmatiques de ce métier. Elle y met de son parcours d’écrivaine et de ses souvenirs : le coût des timbres pour l’envoie des manuscrit, les lettres de refus sans équivoque…

L’impulsion de départ est inscrite dans la nécessité et l’envie de rendre hommage à un livre. Il y a alors un respect sincère pour les mots qui sont placés dans un merveilleux écrin. Les comédiennes sont microtées et prennent un soin particulier à la modulation de la voix et à l’articulation. Les murmures névrosés et opulents de Rose, chuchotés fiévreusement par Leslie Bouchet nous parviennent toujours parfaitement. À aucun moment il n’est question de cacophonie, y compris dans le boucan des machines à laver de l’abattoir. Ici, le mot fait loi.

Plusieurs fois on aimerait noter à la volée une des phrases que l’on vient d’entendre car elles saisissent et formulent avec intelligence des vérités qui nous ont déjà traversées. Les mots sont les héros de l’histoire. Camille Léon Fucien nous embarque dans de beaux monologues qui donnent à voir et à imaginer. Se tisse alors le trouble d’une intimité que l’on peut éprouver à la lecture d’un livre seul·e chez soi, pourtant dans une salle pleine de public. Cependant, à trop utiliser ce procédé narratif on se demande parfois si certains passages n’auraient pas gagnés à être joués plutôt qu’à être racontés. Mais ce n’est sans doute pas l’envie ici.

Édène est une œuvre qui met en valeur la puissance des mots, la force presque salvatrice qu’ils ont de mettre au propre une réalité, l’empouvoirement qu’ils procurent à ceux qui en ont été privé. C’est une rencontre généreuse et intelligente entre l’écriture et la parole. On en ressort plus à l’écoute du monde.

Édène, d'Alice Zeniter
© Simon Gosselin

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