Du 10 juillet au 20 juillet, à 10h au Théâtre les Hivernales – CDCN d’Avignon, se déroule le spectacle de Mohamed Toukabri intitulé : Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday. Durant une heure, nous regardons le corps du danseur évoluer et se muer dans l’espace. Plus le spectacle avance, plus nous entrons dans une forme de turbulence corporelle où le style classique et contemporain s’estompe pour laisser place au hip-hop et au break dance. Le corps se sculpte au gré des mouvements et des contraintes. Il s’affranchit progressivement, jusqu’à incarner une identité singulière : celle de Mohamed Toukabri. Pour ce spectacle, le danseur est accompagné des textes et de la voix d’Essaia Jaïbi. Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday est une trajectoire sonore, physique et visuelle qui va puiser dans la sculpture du corps pour poser un regard sur nos présentes identités.
Le 16 juillet à 10h, la salle des Hivernales est pleine. Un projecteur se trouve face au public, ce qui empêche de voir l’entièreté de la salle. Nous attendons. Nous attendons que Mohamed Toukabri entre sur scène. Nous attendons que le danseur entre et danse. Après quelques minutes d’attente, l’annonce du début du spectacle se fait entendre en français, en anglais et en arabe. La musique démarre, et toujours sous les feux du projecteur, le public perçoit un corps entrer sur scène à jardin. Il s’avance. Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday commence. Vêtu de vêtements de sport classiques, il porte sur la tête un durag dont les motifs peuvent évoquer ceux d’un keffieh. Mohamed Toukabri se met à danser de manière très légère et non appuyée. Il explore le plateau et marque différents endroits de la scène. La danse se répète, les mouvements se modèlent, le rituel commence. Dans cette première partie du spectacle, une lumière blanche apparaît par moment sur la toile argentée de fond de scène. Lorsque celle-ci forme un halo de lumière, le danseur se place devant, dos au public, et se met à faire des mouvements de danse classique. Cette lumière le ramène à une forme de discipline du corps, à une norme dansée qui efface toute singularité.

La voix du corps et ses langages
Mohamed Toukabri danse et la voix d’Essaia Jaïbi se fait entendre. Elle parle en arabe. Or, aucun sous-titre n’apparaît. Puis, des phrases en anglais et en français sont projetées sur la toile de fond de scène. Elles décrivent ce qui est en train de se passer : « Une voix parle. Dans une langue étrangère ». Cette projection marque le début d’une scène sur la question du langage du corps. Mohamed Toukabri danse, Essaia Jaïbi parle, mais quelle est cette troisième voix ? Les inscriptions qui défilent sur la toile de fond de scène nous permettent de prendre un regard distancé. Cette voix silencieuse que nous lisons, nous l’entendons dans notre tête. Sa fonction méta-théâtrale nous donne l’impression que Mohamed Toukabri nous parle par télépathie. Cette troisième voix nous fait penser la situation : nous voyons un corps silencieux et nous entendons une voix dont nous ne comprenons pas la langue (pour la majorité du public).
« Les corps sont les témoins souvent silencieux des rapports de pouvoir, des dominations inscrites dans l’histoire. Danser, c’est comprendre et exprimer ces dynamiques à travers le mouvement, c’est nommer ce qui, parfois, reste indicible. »
Entretien avec Mohamed Toukabri
Ce que cette voix nous dit et tente de nous faire percevoir résonne avec une phrase du début du spectacle : “Ceci est un rituel, et vous en faites partie”. Nous faisons partie du rituel, notre regard et nos corps sont impliqués. Comment ? En faisant appel à nos sens et en tentant de modifier notre appréhension du corps en mouvement et de la voix qui parle en arabe. La question est : « Où sont les sous-titres ? ». Et s’il n’y avait pas besoin de sous-titres ? Si le corps était une voix constituée de plusieurs langages ? Quelle nouvelle expérience pourrions nous faire si au lieu de vouloir à tout prix traduire une langue, nous essayons de la comprendre sensiblement à travers le langage humain du corps qui l’exprime ? C’est ce que nous propose de faire Mohamed Toukabri : de comprendre sans traduction. Nous avons toutes et tous un corps, une voix corporelle constituée de langages différents. Il s’agit de tenter de lire, non pas les sous-titres, mais le corps. Cette expérience que nous propose Mohamed Toukabri est forte en ce qu’il réussit à faire entendre distinctement sur scène ces trois voix et à déplacer notre regard. La fin de cette première partie donne le ton. Dans Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday nous parlons le corps et nous en écoutons sensiblement les gestes. Ce rapport du regard au corps est une démarche proche de celle de Maguy Marin dans Singspiele (lire l’article). Tout comme Maguy Marin dans ce spectacle, Mohamed Toukabri tente de nous faire sensiblement écouter le corps par le regard. Mohamed Toukabri va lui aussi changer de visage à plusieurs reprises.

Résister à la traduction pour repolitiser les corps
Cette expérience que nous propose Mohamed Toukabri est forte en ce qu’il réussit à faire entendre distinctement sur scène ces trois voix et à déplacer notre regard.
Dans la seconde partie de son spectacle, Mohamed Toukabri se change en une créature. En enlevant son t-shirt qui était à l’envers, il se l’accroche derrière la tête. Le chat imprimé sur son t-shirt est à l’envers, bien que les yeux dessinés se superposent sur les siens. Il avance sur le sol, se contorsionne : on dirait une brebis. Puis, tout en continuant à danser au sol, il retourne sa tête et nous voyons le chat à l’endroit. À plusieurs reprises durant cette partie du spectacle, une phrase est répétée. Elle dit approximativement : « Certaines choses chez moi ne veulent pas être traduites ». L’étrangeté de cette scène et de ce visage caché nous fait remarquer que depuis le début du spectacle, nous n’avons jamais vu le visage et la tête du danseur découverte. Mohamed Toukabri enfile un nouveau masque pour renouveler l’écoute que l’on fait de son corps en mouvement. Dans la partie du spectacle qui suit, le danseur est vêtu d’un masque à paillette ainsi que d’une tenue noire très couvrante. Plus le spectacle avance, plus le corps progresse de la danse classique et contemporaine vers le break dance et le hip-hop. Le danseur reprend les mêmes endroits et mouvements de la chorégraphie qu’il avait posé au début du spectacle, mais quelque chose a changé. Le corps se meut différemment, il est plus lourd et assuré. Il a une attitude. Le corps semble dire de mieux en mieux pourquoi il se déplace.
Toute la force de ce spectacle réside dans sa capacité à faire vivre des identités chorégraphiques et à les rapprocher de plus en plus finement de celle du danseur. Mohamed Toukabri maîtrise son corps et son propos.
En se rapprochant du hip-hop et du break dance, Mohamed Toukabri tente de renouer avec la politique du corps et de ces danses. Il semble déplier un spectre de la danse, depuis la plus lisse et uniforme à la plus rocheuse et singulière. En ce sens, nous pouvons aussi interpréter ce refus de traduire le corps en mot pour privilégier et laisser intacte l’expression du corps. De sorte que, le corps ne peut aucunement être synthétisé et essentialisé injustement. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le visage et la tête du danseur n’est jamais découvert. Qu’est-ce qui se cache ? Qu’est-ce qui est caché ? Pourquoi masquer ses traits ?

Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday est un spectacle qui parle aussi de l’identité. Un des moments qui a été pour moi le plus fort du spectacle est la transition vers la dernière partie. Le danseur s’avance. Il retire son masque et sa grande chemise noire. Il s’expose. On découvre alors que sous sa chemise il porte un gilet par balle. Au même moment, son visage et son gilet se révèlent. Une pensée surgit instantanément : son visage découvert peut le mettre en danger au point de se prendre une balle. Cela évoque les violences coloniales, policières, racistes et islamophobes que l’on peut vivre selon nos identités et nos héritages culturels. Danser du hip-hop et faire des mouvements de break-dance au sol, avec son visage et son corps à découvert, soulignent le caractère politique que peut avoir un corps, un corps en danse. La physique s’expose aussi dans sa vulnérabilité. Toute la force de ce spectacle réside dans sa capacité à faire vivre des identités chorégraphiques et à les rapprocher de plus en plus finement de celle du danseur. Mohamed Koutabri est un danseur remarquable qui a une grande maîtrise de son corps, mais aussi du propos qu’il peut porter. D’une certaine manière ce spectacle cherche à créer un lieu à l’échelle de l’égalité des corps, et nous rappelle qu’un visage ne fait pas une identité complète. Il ne va pas sans son corps politique et social. Comme le dit le titre de son spectacle, nous savons tout à fait de quoi il est question. Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday est une danse qui dit tout de l’épais bruit politique, historique et social que portent en silence nos corps.
Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday
Concept et chorégraphie – Mohamed Toukabri
Texte et voix – Essia Jaïbi
Création sonore – Annalena Fröhlich
Design graphique et animation – Alyson Sillon
Dramaturgie – Eva Blaute
Scénographie – Stef Stessel
Conception de l’éclairage – Stef Stessel en collaboration avec Matthieu Vergez
Régie générale – Matthieu Vergez
Regard extérieur – Radouan Mriziga
Costumes – Magali Grégoir
Production – Caravan Production (Bruxelles)
Spectacle vu dans le cadre du Festival d’Avignon 2025.
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