Le Théâtre 13 a accueilli en septembre dernier L’Île aux pères — Ou pourquoi les pères sont-ils absents ou morts de Liza Machover, du collectif Superfamilles. Amorcée en 2019, cette recherche prend désormais une forme double : un spectacle et une installation, faits de la même étoffe, qui ont investi le Théâtre 13 du sol au plafond. Cette exploration à deux temps invite à une réflexion collective sur la figure du père et les notions de paternité, d’héritage et de masculinité qu’elle charrie, dans une perspective intime, politique et imaginaire. L’Île aux pères est une utopie nostalgique et réparatrice à laquelle chacun·e est enjoint·e à contribuer.
« Cap ou pas cap ? »
Parmi la foule de spectateur·ice·s rassemblés dans le hall du Théâtre 13, à Bibliothèque, des voix retentissent, se distinguant du brouhaha ambiant : « Cap ou pas cap ? ». Trois jeunes hommes d’une trentaine d’années font place et se lancent tour à tour des défis.
Dans ce qui s’apparente à un prologue, les défis deviennent de plus en plus périlleux. Or à chaque refus ou ratage, un gage : lécher la semelle de sa basket ou bien effleurer sa cornée avec une lame d’opinel. Qui ira le plus loin sans sourciller et sans se dégonfler ? Du cadre léger et joyeux de ces hardiesses de jeunesse, l’on se sent glisser vers les formes d’un système que l’on reconnaît trop bien : celui de ces mises à l’épreuve où l’on mesure sa masculinité à son courage et à son effronterie. Il ne fait ni avoir peur, ni avoir mal, et surtout pas devant les copains. Et il y en a des copains dans ce hall de théâtre !
Dans cette antichambre, face à ce petit monde masculin en ébullition et non conscient des logiques de violence et d’humiliation qu’il perpétue déjà, les jalons sont posés. L’un lance alors : « Cap tu rejoues le moment où ton père est parti ? ». Le jeu dangereux en appelle donc au théâtre, et comme par l’effet d’un sésame, l’on est invité à entrer dans la salle.
La malédiction des pères
Dans la salle de théâtre installée en bifrontal, les trois audacieux sont devenus Spiderman, Sangohan et Thorgal. Choix tout sauf anodin, car chaque super-héros entretient un rapport particulier à la figure du père. Ils tirent à l’arc, dans un espace qui n’est pas sans rappeler le basement, ce topos de la pop culture américaine où les jeunes adolescents aiment à se calfeutrer en bande. Dans un coin, une vieille radio passe « Les Copains d’abord » de Brassens ou « Don’t let me down » des Beatles …. le message est clair !
Pour mener cette recherche théâtrale et documentaire, Liza Machover – la metteure en scène – a posé un postulat préalable, le cadre d’une fable : victimes d’une malédiction, les pères sont tous morts ou disparus. Aussi dans ce repaire, un circassien, un danseur et un comédien sont-ils à la recherche de leurs pères et, plus indirectement, à la recherche d’eux-mêmes. Or l’idée poétique de Liza Machover est de transposer cette quête en la quête d’un lieu : celle de l’Île aux pères.
« C’est une île au large de la Normandie, mais ce n’est pas l’Angleterre ». En associant ainsi le désir d’un nouveau rapport au père à l’existence d’une île en jachère dont les frontières sont à circonscrire et les reliefs à dessiner, elle propose un cadre pour la réflexion politique et intime qui est aussi celui du rêve et de la fantasmagorie. En inventant un ailleurs, c’est à une alternative qu’il s’agit de travailler. En effet, l’on dit de cette île qu’elle contient tous les pères morts ou disparus, ainsi que ceux qui veulent apprendre à devenir de bons pères. L’enquête paternelle se placera donc sous le signe de l’invention et de la composition, non pas sous celui de la lacune. Or investir et rêver collectivement un espace, c’est aussi et surtout affaire de théâtre. Voilà donc que sur cette scène, les trois interprètes s’ingénient à questionner la figure du père, le leur, mais aussi celui de leur avatar super héroïque et d’autres, afin de découvrir les coordonnées de cette intrigante Île aux pères.
Autopsie d’un rapport à la masculinité
Re-jouer pour comprendre et pour ne pas oublier : voilà le principe théâtral que pose Liza Machover. En jouant à incarner des avatars de pères et de fils – réels et fictionnels – qu’ils font se confronter, les acteurs interrogent par le moyen du théâtre la construction de la masculinité et ses écueils. Ils en explorent les clichés : attitudes, postures, idiolectes. C’est au détour d’un geste, au creux d’un rictus ou d’une formule que celle-là nous apparaît, manifeste, et impose sa charge de violence.
Glissant d’un rôle à l’autre de manière virtuose et inquiétante, les interprètes multiplient ainsi les points de vue et font se superposer récits, souvenirs et motifs : c’est à une cartographie qu’ils travaillent. Scènes traumatiques de rejet et d’abandon, photographies mentales et réelles : ils retraversent des souvenirs marquants de leur enfance, tant pour en désamorcer la puissance que pour en fixer la mémoire. C’est là le paradoxe : à la démarche d’épuisement ou de ratissage de la figure du père, répond la peur de l’oubli, la douleur du deuil à accomplir. « Je crois que je n’ai plus de souvenirs avec mon père », déclare soudain l’un d’entre eux. Et les deux autres de partir en quête du souvenir manquant, à force de questions et d’improvisations : il en va de l’intégrité de la mémoire, et de celle de l’Ile.
La pièce décline ainsi un éventail de modes et formes d’interrogation de la figure du père. Comme des numéros qui se succèdent, l’on assiste à un entretien – sans doute préalablement enregistré mais rejoué ici en live -, à une conférence-souvenir sur base de vieilles diapositives projetées sur un drap, mais également à des dialogues de théâtre plus traditionnels. Sont présentées aussi d’autres formes plus inouïes, comme un poème anaphorique sur le ratage paternel ou encore une pantomime troublante qui reproduit le comportement d’un père dans sa vision la plus stéréotypée. On le voit rire à gorge déployée et exhiber sa nouvelle grosse voiture. Cette horrifiante pantomime du paternalisme, reprise en canon par les trois interprètes comme par une hydre à trois têtes, travaille le cliché au corps pour en exprimer la part réelle et symbolique. La masculinité n’est donc pas un monstre ou une abstraction, mais elle relève d’un ensemble de codes et de signes que le théâtre nous permet d’exposer et d’identifier. Aussi ces modes d’enquête sont-ils comme autant de tentatives d’appréhension et de compréhension du père, en ce qu’il est à la fois ennemi et modèle, fantasme et réalité. L’île s’élabore par bouts, par esquisses.
Cette logique de re-jeu permet enfin aux interprètes de se confronter à la question de la construction identitaire : comment affirmer son individualité par rapport à un modèle préalable, intime ou sociétal ? En creux : comment s’affranchir du système patriarcal duquel on est issu ? Entre nécessité de se distinguer, crainte de ne faire qu’imiter, et désir d’identifier ce dont on est tributaire et à qui on le doit, les trois artistes expriment la difficulté de s’émanciper de leurs pères réels ou rêvés. A ce problème, le théâtre propose encore la piste d’une solution, ou se fait du moins le cadre fugace d’une proposition. Julien Moreau, dans un justaucorps vintage, donne un numéro dont on se souviendra : il danse follement, librement, avec une malhabileté majestueuse, sur « I want to break free » de Queen. Moment de bravoure sous les flamboyants projecteurs pendant lequel le danseur se relève d’un souvenir d’enfance d’humiliation et s’invente – à l’aune de sa vie d’adulte et d’artiste – la superbe qu’il n’a jamais eue.
Ainsi, mises bout à bout, ces formes théâtrales nous apparaissent finalement comme les fragments d’un rituel, rituel exorciste et transformateur. Ce spectacle confère ainsi au théâtre une triple fonction d’exposition, de remémoration et de conjuration.
Déambulation dans l’île : Hic sunt dracones ?
Ici ne sont pas des dragons, mais des figures de pères en déconstruction-reconstruction à qui l’on apprend par exemple à dire « je t’aime ». Voilà ce qu’on apprend enfin de cette île, et ce sera tout. Le spectacle s’interrompt ainsi et c’est l’installation qui s’ouvre. Nous voilà invité·e·s à entrer dans ce dispositif d’enquête déambulatoire, c’est-à-dire à se promener sur la scène et dans les salles annexes qui ont été ouvertes. Le récit de la fable est ainsi laissé en suspens : à nous de nous en ressaisir. A nous de fouler l’île et d’en rapporter les histoires ; les nôtres et celles des autres.
Ici ne sont donc pas des dragons, mais des spectateur·ice·s en exploration. Dans l’espace ainsi reconfiguré, ils et elles peuvent choisir de prendre part de manière plus active à l’enquête. L’installation présente ainsi différents stands de création, de partage et de transmission. Une toile est descendue du plafond, de laquelle pend une dizaine de câbles : chacun·e peut se munir d’un casque et se connecter aux différents témoignages, qui sont ceux de différents pères et/ou fils. Ici, Julien Moreau transfigure les gestes de notre père en les dansant ; là, Florian Bessin nous apprend à faire le nœud marin que son père lui avait enseigné ; là encore, Thibault Villette, sous le nom de « DJ papa » se propose de passer la chanson qui nous rappelle notre propre papa. A ces différentes modalités de témoignage réciproque, s’ajoutent d’autres activités consolatrices comme celle d’écrire la carte postale que l’on aurait aimé recevoir de notre père – et se la faire réellement livrer !
En déambulant ainsi dans l’Île, l’on a le sentiment de participer à une rêverie collective, comme une grande constellation où chacun·e est libre d’épingler son étoile. Et si l’on aurait aimé enfin se retrouver collectivement, acteurs et spectateur·ice·s, pour rendre compte de cette excursion, force est de concéder que c’est aussi là la force de cette expérience théâtrale : participer d’une inauguration qui, sans nulle clôture, s’impose comme démarche à s’approprier et à poursuivre. Car comme l’écrit Liza Machover : « Cette île est infinie, plus vous y laissez de traces, plus elle grandit. »
L’Île aux pères, ou pourquoi les pères sont-ils absents ou morts
Conception, mise en scène et dramaturgie – Liza Machover
Collaboration artistique, jeu – Florian Bessin, Julien Moreau, Thibault Villette
Texte – Liza Machover, Florian Bessin, Julien Moreau, Thibault Villette
Aide à la dramaturgie – Carolina Rebolledo-Vera, conseillée par Alex Mesnil
Scénographie – Carine Ravaud, aidée par Florian Bessin
Chorégraphie – Marie Rasolomanana, Julien Moreau
Son et régie générale – Benjamin Möller
Création lumières – Maureen Sizun Vom Dorp
Régie lumières – Maureen Sizun Vom Dorp / Paul Argis
Captations et montage vidéo – Alex Mesnil, Claire Dantec
Costumes – Jonathan Devrieux
Spectacle vu au Théâtre 13 en septembre 2024.
Prochaines dates :
Du 29 janvier au 1er février – Théâtre du Point du Jour, à Lyon
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