J’aurais voulu être Jeff Bezos : monstre à facettes

Au Théâtre 11, connu pour ses spectacles politiques, Arthur Viadieu et le collectif P4 proposent un spectacle dynamique et polymorphe autour de la figure de Jeff Bezos, patron d’Amazon. En attaquant leur sujet par de multiples entrées théâtrales, tantôt tragiques, tantôt grotesques, ils font de cette mascotte de la success story capitaliste une sorte de monstre insaisissable.

Le tour du problème

C’est dans sa forme que le spectacle m’a surtout séduite. Pour un tel propos, il y aurait lieu de basculer dans un côté un peu attendu : interview à la cool, présentation TV d’un jeune patron dynamique en jean baskets, le succès c’est facile faites comme moi – « work hard, have fun, make history », la fameuse devise que le patron d’Amazon a fait encadrer dans ses entrepôts à destination de ses salarié·es. Mais Arthur Viadieu assiège son sujet de manière intelligente en le soumettant à plusieurs formats théâtraux. La pièce débute ainsi de manière comiquement classique par une exposition des faits, sous forme d’un dialogue en alexandrins très moliéresques, échangés par deux individus qui semblent tout droit sortis du Misanthrope. Au-delà du décalage assez habile de la forme et du fond, on y décèle les enjeux qui semblent être ceux du spectacle, et qui signent une certaine ambition : comprendre le phénomène Jeff Bezos sans se laisser duper par la couche de cool autour du bonhomme, en faire un véritable sujet de société, presque de mœurs.

J’ai eu l’impression d’assister à plusieurs tentatives pour donner corps à l’immatériel, celui de tout cet argent échangé et de cet amour des choses inertes : Jeff Bezos n’est pas un homme, c’est presque la métaphore d’un système – productivité, société de consommation, rendement, bonheur obligatoire, facticité, pouvoir de l’argent, appétit de grandeur démesurée au point de financer des fusées… L’argent peut-il tout, jusqu’à se payer la lune, le nouvel Eldorado des milliardaires ? Jeff Bezos n’est personne, juste un bon manager au fond, quelqu’un dont l’esprit d’entreprise cynique a su comprendre tous les fils à tirer de l’esprit capitaliste, de la vente en ligne et de l’optimisation du rendement au travail, jusqu’aux débordements que l’on sait en termes de traitement des employé·es. J’aurais voulu être Jeff Bezos se présente comme une tentative grinçante pour trouver la forme qui permettrait de le cerner.

(c) Avril Dunoyer

Soumettre les corps

Et pour cela, il faut remettre du corps pour toucher le cœur du propos : je pense à la scène très réussie évoquant une visite sur le site d’Amazon. Cette fois, « l’Amazone » apparaît comme un magasin physique, où une femme vient simplement acheter un petit objet de bricolage. Et un vendeur très insistant se met à la suivre partout, en lui proposant/ imposant tout un tas d’autres articles – « les autres clients ont aussi acheté ceci » –, en lui proposant des promotions sorties de nulle part, des objets dont elle n’a nullement besoin ; et lorsqu’elle veut payer, il lui faut donner nom, prénom, date de naissance et plus si affinités, situation qui nous semblerait improbable et violente au comptoir d’une boutique, mais que nous faisons assez naturellement tous les jours en achetant sur internet. C’est presque comme si la disparition du corps physique donnait le droit aux vendeurs d’extorquer davantage de nous, d’être finalement plus intrusifs, comme si nous avions perdu, en ligne, notre armure d’intégrité que notre corps nous fournit dans la « vraie vie ». Cette scène rebat les cartes ; il m’a semblé qu’on pouvait presque l’assimiler à un viol ou du moins à une forme de harcèlement, jusqu’au moment où la cliente désarmée se retrouve prisonnière des bras du vendeur qui lui susurre à l’oreille : « il m’est absolument impossible de te laisser partir sans prendre un petit peu de toi ». Le capitalisme dévore.

Nostalgies

Grand héros moderne alors, ce Jeff ? Plutôt un clown inquiétant, comme nous l’indique dès le départ la piste de cirque avec entrée à lampions qui occupe la scène. Tout cela n’est qu’un jeu de dupes, et Jeff Bezos est un symptôme. De son ouverture à la Molière, Arthur Viadieu glisse vers la scène de vaudeville où le mari trompe sa femme avec une assistante vocale de type Alexa (mention spéciale pour l’incroyable Roma Blanchard en bourgeoise trompée) jusqu’à la tragédie où Jeff Bezos se mue en une sorte de dictateur à la Caligula – un autre fou qui voulait la lune, lui aussi, c’est-à-dire les pleins pouvoirs…

Dans cet enfer de choses à vendre et de productivité robotique – « les robots ne se trompent pas, les robots n’ont pas de syndicat » – l’humain se débat malgré tout. Je repars avec la figure triste et vaillante de la très émouvante Claire Olier, prise dans cet étau de la machine. Car la foule est sentimentale, on le sait ; « attirée par les étoiles, les voiles, que des choses pas commerciales… ». Souvent percutant, toujours assez surprenant, d’un cynisme festif et avec un fourmillement de bonnes idées, le collectif P4 nous laisse repartir avec ce goût doux-amer d’avoir un peu trop bien compris un système impossible à déboulonner. Pouvons-nous encore devenir imprévisibles, « furtifs » comme les êtres libres de Damasio ?

(c) Avril Dunoyer

J’aurais voulu être Jeff Bezos
Texte – Arthur Viadieu
Mise en scène Arthur Viadieu / Collectif P4
Avec – Bob Levasseur, Chloé Chycki, Claire Olier, Mathias Minne & Roma Blanchard
Création Lumière – Maxime Charrier
Scénographie – Lucie Meyer
Création musicale – Antoine Mermet

Au Théâtre 11 · Avignon du 2 au 21 juillet 2024.

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