King Kong Théorie © Marguerite Desbrumes

King Kong Théorie : ode aux furieuses

Le monstre en soi

Il y aura une femme rousse, une femme brune, une femme blonde. Il y aura une poupée Barbie, un singe en plastique, Spiderman et un astronaute. Il y aura une caméra, des gros micros, des petits micros. Il y aura de la fumée et des pans de tissus. Il y aura un homme à lunettes. Il y aura des sourires, des larmes contenues, de la parole droite et claire, de la colère lucide. Il y aura de la philosophie, de la politique, du manifeste. Il y aura de l’antiracisme, de l’antifascisme, de l’anti-victimisation. Il y aura du féminisme, du féminisme pro-sexe, du féminisme intersectionnel. Ça paraît bordélique mais pourtant tout est là, parfaitement à sa place, parfaitement exposé. La rage de dire qu’on a la rage. Une mise en théâtre fidèle du texte pas du tout fait pour le théâtre, l’hyper énervé devenu hyper classique King Kong Théorie de Virginie Despentes. 

Vanessa Larré et Valérie de Dietrich co-signent l’adaptation et réussissent le passage à la scène de cet essai paru en 2006. Trois actrices, dont Valérie de Dietrich, accompagnée de Marie Dernarnaud et Anne Azoulay, prennent en charge le discours à la première personne de Despentes pour en faire une parole chorale, des paroles tout à la fois personnelles et universelles. Le texte est coupé, arrangé, projeté mais il garde toutes ses revendications brûlantes, toute sa colère froide. Sur le plateau, l’écriture de Despentes, dans la bouche de ces trois actrices, se déploie, et nous parvient, claire, précise, nette. Elle est toujours autant d’actualité, presque vingt ans après, merde alors, qu’est-ce qu’on a foutu ? Cette mise en scène rappelle à celleux qui avaient déjà lu le texte que la lutte est loin d’être terminée, qu’il faut retourner au combat. Et elle apprend à celleux qui n’ont pas encore lu le texte, ou n’ont pas grandi avec — l’écrasante majorité du public ce soir a entre 18 et 25 ans — comment le féminisme peut naître en soi, comment on peut le faire fleurir, comment le faire sortir de soi c’est faire sortir le monstre qui dort, comment le monstre en fait c’est son véritable moi.

© Marguerite Desbrumes

Car King Kong Théorie c’est l’histoire de la naissance de Despentes au féminisme. Elle raconte comment elle est devenue la personne qu’elle est aujourd’hui, la femme, la femme qui « ne fait pas femme », la femme qui « voulait vivre comme un homme », avec ce texte elle propose un au-delà des genres et appelle à s’ouvrir à soi, à une auscultation profonde de qui est on est profondément. Et surtout à une célébration des marges : vive les moches, les gueulardes, les hirsutes, les viriles, les grosses, les célibataires, les abstinentes, les putes, les hardeuses, les « garçons manqués » (et pourquoi pas « filles réussies » ?), les sans enfants, les jamais contentes, les assoiffées, les clochardes, les voyageuses, les chômeuses, les punkes. Vive toutes celles qui ont eu le courage de sortir de la cuisine, de la maison, du mariage. Vive toutes celles qui ont refusé d’être des victimes, du capitalisme, du patriarcat, de la domination, du viol.

On veut tout, on veut tout foutre en l’air

Oui, il en faut du courage, pour faire dérailler le train, pour dérouter le trajet tout tracé, pour sortir de chez papa-maman, de la trajectoire sociale études-travail-retraite et de la trajectoire féminine virginité-mariage-enfant. Il en faut du courage pour prendre la route en mini-jupe, pour marcher dans la rue, pour se balader en forêt la nuit, pour écumer les boîtes et danser dans des salles de concert. Mais pourquoi donc du courage ? Pourquoi pas simplement de l’envie, du désir ? Tout simplement, parce que, quand on est une femme, ces espaces-là — la route, la rue, la forêt, les boîtes, les salles de concert, la nuit — nous sont refusés. Ce sont des espaces d’hommes. L’espace féminin c’est l’intérieur, la maison, le foyer. Et si on veut en sortir, alors c’est à nos risques et périls. Le viol que Despentes a subi en région parisienne, alors qu’elle rentre de Londres en auto-stop, c’est ça : « tu es une femme dans l’espace public, tu n’es pas à ta place, tu t’attendais à quoi ? » 

Despentes remettra des mini-jupes, elle reprendra la route. Parce que le désir de vivre, et surtout celui de tout vouloir, la vie pleine, la vie sans entraves, sans leçon à recevoir de qui que ce soit, est plus fort que la peur, que la culpabilisation, que le sentiment de victime. Sur scène, Anne, Valérie, Marie mettront des talons, des baskets, des bottes, et elles marcheront, elles traceront leurs routes, leurs chemins à elles, elles en choisiront la direction, la destination, elles témoigneront à visage découvert (riche idée que cette caméra en direct) de leurs peines, de leurs doutes, de leurs désirs, de ce qu’elles ont subi, de ce qu’elles ont choisi. Elles chanteront aussi un peu (mais pourquoi pas plus, pas plus fort ? c’est tellement bien quand les femmes chantent ensemble), en dialogue constant avec le musicien au plateau, Stan Bruno Valette. Elles se déshabilleront, s’habilleront, se recouvriront de sang et de sueur, elles iront, avec leur parole, au combat. Et elles nous inviteront à les suivre, à y repartir, à continuer, après la pièce, la lutte. 

On regrette un peu, alors que le spectacle se finit sur ces mots « il faut tout foutre en l’air », qu’il ne le fasse pas lui-même, que tout reste bien sur ses rails. Mais c’est chipoter : les actrices sont formidables, la mise en scène solide, le texte toujours puissant. C’est peut-être ça qu’a voulu Vanessa Larré : un spectacle limpide et net, qui ne déborde pas, pour que les propositions de King Kong Théorie (exemples entre mille autres : et si les femmes investissaient les territoires de la violence ? Et si les hommes assumaient leur désir homosexuel ?) soient mieux reçues, pour que la rage du texte soit mieux entendue, pour que la colère se transmette au public et que le chaos arrive par lui, que les spectateur·ices prennent en charge la révolte dans la vraie vie, la révolution au-dedans de soi et au-dehors dans le monde. 

© Sylvain Pierrel

Cette mise en scène est peut-être trop sage mais elle est nécessaire et surtout bien dans ses pompes qui tracent leur route. Entendre mon voisin de gauche souffler à son ami à la fin du spectacle : « ça donne envie de faire la révolution » prouve une nouvelle fois, s’il le fallait, que le théâtre est, aussi, un lieu de contestation et d’appel à la révolte. Alors merci à Vanessa Larré, Valérie de Dietrich, Anne Azoulay et Marie Denarnaud de porter sur la scène les paroles féministes, militantes, énervées, les paroles des enragées, des battantes, des furieuses, les paroles révolutionnaires. 

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