La Septième : embrasser la littérature et la métaphysique

Il est l’enfant qui saigne et c’est pourquoi Fran le cherche. Pour lui donner une explication, en laquelle il faut croire, car elle n’est pas prouvée scientifiquement. Il est immortel et destiné à revivre éternellement le temps de sa vie. La première vie est douteuse, mais heureuse, empreinte du corps d’Hardy, dont il tombe amoureux et avec qui il mène une existence digne, caractérisée par les petites choses du quotidien et les désillusions banales. Alors qu’ils ont accepté de se promener sur le chemin de la vie, qui n’est autre qu’une montagne à gravir, Hardy meurt d’un cancer.

Quand le protagoniste renaît, il se rend à l’évidence et ne peut plus rejeter, comme il l’a fait dans sa vie précédente, la théorie de son immortalité. Cette seconde vie lui servira à élucider le mystère de son sang et à trouver un remède contre le cancer d’Hardy, qu’il rencontre au même endroit que la première fois et dont il fait en sorte d’être aimé tout de suite. La séduire grâce à la connaissance de ses goûts et obtenir un prix Nobel à 35 ans se révèlent un jeu d’enfant, chargé comme il est d’une double durée de vie. Ce second passage est dominé par la volonté de rajuster sa première vie, de réitérer, mais en mieux : de mettre au jour des clés de compréhension, de garder Hardy auprès de lui le plus longtemps possible. Or, il échoue : obsédé par sa quête de vérité, il réussit seulement à décrire rationnellement sa “singularité” et perd Hardy sur la route, qui le quitte, en pleine santé

La troisième vie correspond à l’espoir du changement. Lassé de voir se répéter les mêmes évènements historiques, délétères pour la société, laissant derrière lui Hardy et la modeste vie d’homme simple qu’il a connue jusque-là, fort de sa connaissance ancestrale, il se lance dans la lutte anarchique et s’engage au-devant des manifestations politiques qui agitent la France. Il est prêt à mourir pour ses idées et comprend désormais d’où vient la force mentale qui habite les révolutionnaires, de cette singularité grâce à laquelle ils savent qu’ils reviendront et qu’une vie parmi mille compte peu à côté du renversement d’un système. Hardy, pourtant évitée jusque-là, lui tend la main alors qu’il est au bord de la mort et l’amour renaît entre eux. Il prend toutefois une forme nouvelle, celle d’un trouple, avec Fran ; c’est là le moyen qu’ils ont trouvé pour s’aimer sans se détruire. Mais la violence de la révolution qui a fini par éclater les rattrape et Hardy meurt, écrasée au fond d’un puits pendant que brûle la forêt avoisinant leur maison. Le nouveau système qui remplace le précédent, prospère mais autoritaire, façonné sur la richesse et non sur l’autonomie, la justice, et l’égalité, appelle la révolte de la jeunesse, qui recherche sa liberté perdue. Après avoir été enfermé et torturé par le gouvernement, l’homme, révolutionnaire mythique, devient l’effigie de cette vague insurrectionnelle.

L’abattement s’avère total, donc, quand l’homme constate que le monde extérieur est revenu à zéro, en même temps qu’il a ressuscité une quatrième fois, réduisant à néant la transformation sociétale opérée dans la vie précédente. Le credo qui le guide désormais est simple : “tout passe et tout revient”. Il lui permet d’intégrer que tout est vain, et donc relatif, ainsi d’atteindre une hauteur de vue quasi mystique. Fran rend publique l’histoire de ses vies précédentes et la population, à commencer par lui-même, le traite en une figure renouvelée de Jésus Christ. Désemparé, il finit par se suicider.

L'acteur Pierre-François Garel assis à une table dans La Septième, de Marie-Christine Soma. En fond, un visage de femme est projeté.

Sa cinquième vie est celle des excès et de l’exaspération. Le souvenir du cours de la Bourse lui permet de faire fortune très tôt. Il sombre alors dans la débauche, et plus rien n’arrête sa course vers la satisfaction du désir. Rompu aux plaisirs ordinaires, la découverte du meurtre, et la jouissance qu’il procure, l’excite. Dans cette vie, Hardy fait les frais de sa perversité : il reste irrésistiblement attiré par elle mais ne cesse de la rejeter. Le prenant pour un ressuscité, elle est internée pour cause de folie ; elle finit, pour les libérer du tragique éloignement que leur impose cette vie, par le tuer par balle.

La sixième fois qu’il renaît, l’homme n’aspire qu’à revivre sa première existence, qu’il sait désormais avoir été la plus heureuse. La recherche de la sérénité le guide, et devenir écrivain l’aide à se libérer d’une mémoire qui pèse sur sa conscience et l’écrase. Toujours aux côtés d’Hardy, sa présence au monde est paisible, jusqu’au jour où l’homme apprend que Fran a possédé la singularité, l’a perdue et qu’un fantôme du passé de son ami attente à sa vie.

La septième fois, il ne saigne plus et comprend que l’immortalité lui a échappé. Il mène alors une existence de misère, tant il se trouve accablé par sa finitude. Hardy, qui l’a fui par dégoût, revient à lui, paniquée : à son tour, ses mains saignent.

Si vous trouvez bavarde cette mise en contexte pourtant synthétique (si, si !), rassurez-vous : elle n’est pas gratuite. Elle permet de justifier, et par là même de rendre hommage, aux trois facteurs qui rendent cette pièce prodigieuse.

Ce synopsis, d’abord, démontre l’efficacité avec laquelle la metteuse en scène se saisit de l’œuvre de Tristan Garcia : elle condense son roman, touffu d’une cinq centaines de pages, dans une structure d’une clarté éclatante, qui l’épure et modernise sa langue.

Partenaire de route de Marie-Christine Soma, l’interprète de cette habile adaptation est pénétrant. Chaque vie transforme la nature de l’homme, lui attachant pas moins de sept personnalités différentes, que Pierre-François Garel restitue avec une dextérité surprenante. Timide et introverti au début, sa voix chevrotante perce avec difficulté le mur de ses lèvres. Engoncé dans une enveloppe qu’il connaît mal, l’homme premier traverse le plateau avec fébrilité ; son corps hésite, se cache de la lumière, se dissimule sous une capuche. Dans la deuxième vie, en même temps que l’homme renaît, le même comédien apparaît sous un jour nouveau. Pressé de vivre désormais, une fougue l’anime et le rend volubile, exubérant. Et ainsi de suite au fil des épisodes, donnant à voir tour à tour un Garel exalté, éthéré, désespéré, caverneux ou paisible.

Enfin, il faut mesurer l’originalité, la complétude et l’inversion des valeurs qu’opère l’œuvre de Garcia. À l’épreuve d’une densité incroyable, l’adaptation de Marie-Christine Soma met en lumière sa grandeur métaphysique. Forte d’un romantisme dont notre société oublie trop souvent la beauté, l’œuvre avance la divine hypothèse que les existences humaines sont traversées par des rencontres d’âmes, que les êtres qui se sont intensément aimés se retrouvent d’une vie à l’autre, tant le lien indéfectible qui les unit dépasse la mort. Ici, le trépas est contingent, la réunion inéluctable. Un second renversement s’avère d’autant plus déroutant. L’inconscient collectif laisserait plutôt à penser que plus une âme vieillit, plus elle acquiert en sagesse. Il semble qu’il n’en est rien.

À l’instar d’un empire voué au déclin, l’âme d’un homme perd en pureté et se détourne de la paix à mesure que le temps l’éloigne de sa naissance. Sans doute cette dégénérescence procède de l’amoncellement, dans l’esprit éreinté de l’homme, de connaissances et de souvenirs qui le coupent de son appréhension sensible et intuitive du réel. Entre mille autres éclairs de lucidité de l’œuvre, l’un d’eux saisit peut-être le sens de tout ce grand théâtre : si la particularité, l’empreinte mémorielle, l’immortalité, dont est doté notre personnage principal ne concerne qu’une infime partie de l’humanité, désignée arbitrairement par le sort, et que l’ensemble de son reste est rendu à l’oubli ; alors les “élus”, qui croient par ce don du ciel posséder le pouvoir, sont en réalité écrasés par la roue de la fatalité, qui conduit l’humanité à l’inertie. Car, l’histoire étant condamnée à se répéter puisqu’elle résulte de l’action amnésique de l’homme, leurs grands gestes pour la changer ne sont rien de plus que des coups d’épée dans l’eau : vains. Pantins d’un cycle qu’ils ne maîtrisent pas, ils se perdent et perdent leur temps, n’habitent pas leur présent.
En somme, la métaphore est presque réconfortante : il est doux d’imaginer que, d’un point de vue cosmique, les dominants sont les perdants ; et les humbles, l’incarnation même de la vie.

L'acteur Pierre-François Garel assis par terre, désespéré, au milieu des papiers et de bouteilles d'eau, avec une coiffe traditionnelle de chef amérindien sur la tête, dans "La Septième" de Marie-Christine Soma

La Septième, d’après 7 de Tristan Garcia, mis en scène par Marie-Christine Soma
Vu le 23 avril 2024 au T2G – Théâtre de Gennevilliers