Pour sa première mise en scène, le collectif Gobe Lune présente Le passage, une œuvre librement inspirée de L’attrape-cœurs de Salinger. Cette jeune compagnie basée à Orléans revient sur Paris jouer cette pièce lauréate du Festival Nanterre sur Scène de 2024 ayant reçu la mention spéciale du jury.
Trouver sa place
La pièce commence sans attendre, pressée de se raconter. Celui qui va nous la raconter, c’est Zach (interprété par Gaspard de Soultrait), un adolescent que l’on découvre au tribunal pour enfants criminels. Il s’adresse au public, vite, avant que les juges et avocats n’aient le temps de s’exprimer et de dire « des trucs dégueulasses qui n’ont rien à voir avec rien ». En parlant le premier, il est certain de pouvoir expliquer pourquoi selon lui il s’est retrouvé ici, ce qui l’a conduit à « déraper ». Il va pouvoir nous le dire avec ses mots poétiques, évanescents, existentiels, déraisonnables qui pour lui -et donc pour nous- feront toujours plus sens que le littéral « blablabla » des adultes.
Le passage dit l’errance et la difficulté à trouver sa place entre deux âges. Rien, autour de Zach, ne semble convenir. La scénographie, minimaliste et efficace, joue sur des effets d’échelles. Une dizaine de cartons sont utilisés pour dessiner les différents espaces traversés par Zach. Ces énormes boîtes, comme des cartons de déménagement, accompagnent le héros dans son égarement. Que faut-il emporter avec soi ? D’autant plus que les objets ont des tailles aléatoires, ils sont ou bien trop gros, ou bien trop petits. Les chaises sont minuscules mais les billets, utilisés pour payer une tartine de confiture, sont immenses. On saisit tout de suite la sensation du regard adulte posé sur des souvenirs d’enfance, et le sentiment que les choses ont comme rétréci au lavage. Les objets qui auparavant nous semblaient immenses, tiennent facilement au creux de notre paume. C’est comme un électrochoc de comprendre, malgré soi, qu’on a grandi. Les références ont évolué, nous devons nous adapter à ce nouveau monde et sa nouvelle métrique.
L’envie de trouver sa place, qui traverse le protagoniste, est aussi portée par la forme de la pièce elle-même. On commence avec une adresse frontale au public, une parole rythmée et efficace qui pourrait faire penser à un one-man show. Puis, le jeu bascule dans quelque chose de symbolique, grand guignole, presque brechtien. Le passage butine ça et là dans des formes, elle s’autorise aussi même des moments de comédie musicale, splendidement interprétés par Prune Lemaire. Finalement, la mise en scène ne s’y attarde pas, elle semble essayer sans choisir et nous laisse face à un patchwork de genres.
La scénographie, minimaliste et efficace, joue sur des effets d’échelles.

1,2,3 soleil
Si la forme de la pièce se cherche volontairement, le cœur de l’œuvre prend sens dans le plaisir du jeu. Il y a quelque chose de profondément ludique, comme « un chat » entre le texte et le plateau, un cache-cache entre les mots et les images. La mise en scène semble défier le texte, parfois elle y adhère et parfois elle s’y confronte. La metteuse en scène, Fanny Dumontet, explique d’ailleurs avoir choisi de travailler à partir d’improvisations des comédien·nes, afin de les laisser s’amuser avec les situations et les personnages. Le résultat est coloré, irrévérencieux et joyeusement bordélique. La mise en scène semble restée en enfance, là où le texte a déjà quitté cette rive. Cette tension crée une atmosphère douce-amère et joyeusement nostalgique.
Le personnage joue à un jeu qui lui échappe. Il a peu de certitudes si ce n’est que son frère est « un gamin au poil », que « Fanny Tellier est une fille super » et qu’il a une obsession pour le soleil. Dans son errance, il tient absolument à voir un levé de soleil en plein milieu d’une route, allongé à même le macadam. Les lumières d’Ebbane Augé-Visa suivent cette quête et embrasent progressivement le plateau. Plus la clarté se fait sur scène, plus le trouble se fait dans le récit. Confronté à la réalité du monde, une fois sorti de sa nuit, la vérité apparait à Zach comme terriblement pauvre. Le comédien semble coupé du reste de la scène. Souvent, il s’adresse au public, tourne le dos au plateau où les autres comédien·nes s’activent à changer le décor, puis Zach se retourne face à son histoire qui lui échappe pourtant de plus en plus. La pièce joue à un 1,2,3 soleil frénétique avec lui.
Le plaisir du jeu est vraiment au cœur de la mise en scène.

Quitter l’enfance
La pièce sublime la contradiction, assume le trouble et se nourrit du deuil universel de l’enfance.
Raconter l’enfance mais surtout la violence de sa perte est un sujet très rarement joué. Peut-être est ce parce qu’il n’est pas assez sérieux, ou au contraire qu’on ne pourra jamais lui rendre hommage comme il se doit. Il y a quelques semaines, Pierre Niney retenait ses larmes dans l’émission « Les rencontres du Papotin » en répondant à la question de sa plus grande peine : « la vraie blessure de ne plus être un enfant. » Peut-être que les comédien·nes y sont particulièrement sensibles.
Le passage trouve un endroit très juste à ne pas symboliser l’enfance, mais à la jouer parfois crûment, dans un pastiche toujours sincère. Par exemple, avec le rôle du petit Jean-Pierre en culotte courte et son naïf rapport à la vérité, ou bien quand les 3 comédien·nes incarnent le petit frère de 9 ans en gloussant et se trémoussant derrière leurs draps. Bien que fait avec la meilleure intention et en grande intelligence, l’exercice de jouer l’enfance est tout bonnement impossible. La pièce sublime cette contradiction, assume le trouble et se nourrit de ce deuil universel.
Le passage conte ce vague à l’âme terrible d’un âge où l’on quitte l’enfance, sans souhaiter entrer dans celui des adultes pour autant. Du vertige de savoir ce que l’on perd, sans saisir ce que l’on gagne – si tant est qu’il y ait quelque chose à gagner. La troupe relève joyeusement le défi avec une mise en scène foisonnante, un jeu épanoui, et l’intelligence d’un collectif qui laisse cohabiter des mondes.

Le passage
Collectif Gobe Lune
Le passage, librement inspiré de L’attrape-cœurs de Salinger
Texte – Gaspard de Soultrait
Mise en scène – Fanny Dumontet
Comédien·ne·s – Félix Fournier, Hugo Girard, Prune Lemaire, Gaspard de Soultrait
Créatrice lumière et collaboration artistique – Ebbane Augé-Visa
Création sonore – PA @croute2pain
Jeudi 4 et vendredi 5 décembre 2025, 20h – Centre Paris Anim’ Ruth Bader Ginsburg, Paris
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