Pour sa dernière création, la compagnie Populo propose une version particulièrement enthousiasmante d’une satire sociale russe de Gogol : un Révizor hybride, aux notes sacrales, habité par des pantins de chair et de chiffon.
Miroir tendu, miroir déformant
De cette société du XIXème siècle éminemment corrompue, quels échos subsistent ? Clara Koskas s’empare de cette comédie pour en tirer les fils d’une inquiétante descente vers l’inhumain.
Dans une petite ville de province est annoncée l’arrivée d’un inspecteur général envoyé par les hautes sphères de l’État pour faire régner l’ordre. Son objectif est simple : mettre fin à la corruption. À cette nouvelle, corrupteur·rices et corrompu·es, nombreux·ses à peupler la ville, sont saisi·es d’un mouvement de panique. Il faut absolument découvrir l’identité du Révizor, afin de lui dissimuler leurs méfaits.
Cette pièce de Nicolas Gogol fait grand bruit dès sa création et attire même les foudres d’une grande partie de ses concitoyen·nes : tou·tes se sentent moqué·es et accusent l’auteur de caricature. L’œuvre rencontre néanmoins un grand succès auprès de la société russe de l’époque : le public aime à se retrouver, ou à deviner son·sa voisin·e, dans le miroir déformant tendu par Gogol.

De cette société du XIXème siècle éminemment corrompue, quels échos subsistent ? Clara Koskas s’empare de cette comédie pour en tirer les fils d’une inquiétante descente vers l’inhumain.
La mise en scène présentée au Théâtre du Troisième Type en mai 2025 s’ouvre sur une partition chorégraphique, symbole de l’implacable mécanique d’une société rongée par ses vices. Un Ave Maria suspendu dans les airs laisse néanmoins imaginer une possible rédemption.
Cette ouverture est à l’image du projet scénique : précis, dynamique et à haute valeur symbolique. Pour ce faire, la metteuse en scène Clara Koskas s’appuie sur une équipe de comédien·nes en parfaite maîtrise. Ce sont celles et ceux qui constituent la troupe de Populo et qui travaillent au projet depuis trois ans. Et le résultat de ce travail de longue haleine prend corps sur scène, offrant aux spectateur·rices une riche palette d’incarnations : du comique burlesque à l’intime naturaliste, en passant par une recherche marionnettique de haute volée.
La manipulation au centre

Le Révizor fait défiler manipulateur·rices et manipulé·es, et la proposition scénique s’attache ainsi à révéler l’essence marionnettique de l’œuvre au plateau. Les techniques se succèdent selon les desseins : mettre en valeur l’inversion du rapport de domination, faire reprendre vie à des figures laissées pour mortes ou au contraire réifier les habitant·es de la petite ville de province. Profondément inspiré du travail de Kantor et de l’œuvre de Craig, ce Révizor nous offre une proposition marionnettique teintée d’inquiétante étrangeté. Et il est particulièrement plaisant de voir se déployer non plus dix comédien·nes au plateau mais bien chacun·e et son double, dans un ballet qui révèle l’étendue de leur déshumanisation.
Quel rôle aurions-nous joué face au Révizor ? Quelle corruption est la nôtre, au fond, à l’endroit du secret ?
Voilà l’essence même du projet de la compagnie : dénoncer les procédés de déshumanisation qui gangrènent notre société. Dans cette version du Révizor, c’est la corruption est à l’origine de la perte des attributs humains. L’aveuglement volontaire des habitant·es les érige en figures monstrueuses. La petite ville de province prend peu à peu les attributs des régimes fascistes, l’apparition des masques signe l’abandon des individualités. Les procédés de mise en scène parviennent à créer des tableaux édifiants, et offrent par là même au·à la spectateur·rice un espace de projection. Quel rôle aurions-nous joué face au Révizor ? Quelle corruption est la nôtre, au fond, à l’endroit du secret ? Si ce qui se déroule sur scène nous semble soudainement aussi familier que monstrueux, il est peut-être temps d’interroger la manière dont cette “suspension volontaire du libre arbitre” se déploie dans nos propres sociétés.
Un collectif face à la déshumanisation
Et à l’acte créatif s’ajoute une forme de bravoure : réunir une équipe aussi nombreuse de nos jours dans un théâtre, c’est réaffirmer que la baisse des moyens alloués à la création ne doit pas signer la fin de nos ambitions.
La portée didactique, ou tout du moins introspective, du projet se scinde en deux stratégies : la caricature grotesque de personnages qui sont l’écho de notre réalité et la violence crue qui s’instaure dans les rapports alors que le faux Révizor, ivre de pouvoir, décide d’user du quiproquo à son avantage. La fable comique est délaissée pour laisser place à une vision inquiétante, alors que le mal se propage des sphères politiques aux sphères intimes.
Au-delà des réflexions essentielles suscitées par cette mise en scène, subsiste en moi le plaisir d’avoir assisté à un spectacle profondément vivant. Le récit est merveilleusement porté par une troupe unie par un même souffle haletant. Clara Koskas pose un regard neuf et éveillé sur cette comédie du XIXᵉ siècle, un second souffle d’une pertinence aiguë. Et à l’acte créatif s’ajoute une forme de bravoure : réunir une équipe aussi nombreuse de nos jours dans un théâtre, c’est réaffirmer que la baisse des moyens alloués à la création ne doit pas signer la fin de nos ambitions.
Sur scène comme dans nos sociétés, la déshumanisation rôde, le signal d’alarme est tiré. Mais joyeusement toujours, car ce théâtre a le goût de la vie et fait rimer collectif avec virtuosité.
Le Révizor
Texte – Nicolas Gogol, traduction d’André Markowicz
Adaptation, mise en scène, chorégraphie – Clara Koskas
Avec – Suzanne Ballier, Maxime Bonnand, Léo Hernandez, Louise Herrero, Clara Koskas, Pierre Ophèle Bonicel, Pénélope Martin, Angélique Nigris, Léo Nivet, Paul Rainaut
Création marionnettes – Théo Bertolotti
Lumières – Titiane Barthel
Création sonore – Liam Caviggia
Costumes – Céline Frécon
Regards extérieurs – Victor Bonnel, Anthony Devaux, Estelle Rotier
Du 20 au 28 septembre au Théâtre du Soleil dans le cadre du Festival Départ d’Incendies.
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