Lettres non-écrites, de David Geselson, Théâtre des Bouffes du Nord

Lettres non-écrites : quand on n’a pas les mots, juste le cœur

Théâtre et parole : histoire d’amour et puissance douce

Sur la scène, une table, un ordinateur, une imprimante. Dans le décor, un grand mur de feuilles de papier tapuscrites, scotchées les unes aux autres, occupe tout le fond de scène, il y a des lanternes blanches au sol. Trois acteur·ices. Deux violoncellistes. De la simplicité, de la netteté, de la place laissée à la parole, une parole qui n’a jamais été écrite mais qui sera, ce soir, dite, semble-t-il, pour la première fois. Et la première fois que j’entends parler du projet Lettres non-écrites de la Compagnie Lieux-Dits c’est dans le podcast Fracas de Charlotte Pudlowski, consacré, justement, à la parole. David Geselson, le metteur en scène de cette pièce hybride, s’y exprime avec beaucoup de douceur et de tendresse à propos de ce spectacle fait de mots, de musique et de silences.

C’est en 2016 que tout commence : le dramaturge propose aux spectateur·ices venu·es assister à un atelier qu’il anime au sein du Théâtre de la Bastille à Paris de lui raconter des lettres qu’iels auraient voulu écrire. À partir de cette parole confiée, David Geselson met en mots, écrit, imprime, lit et remet la lettre à la personne venue le voir. Si cette dernière accepte, et une fois le texte rendu anonyme, le dramaturge fera peut-être de cette lettre « quelque chose au théâtre ». Ce protocole de création est répété depuis presque 10 ans maintenant, partout en France et dans le monde. David Geselson a été le confident d’hommes et de femmes anonymes, venu·es déposer dans l’espace privé de la loge dans laquelle il les reçoit, leurs mots tus, leurs doutes, leurs amours, leurs rages, leurs incompréhensions, leurs infinies tristesses. Et ce, de Paris à Toulouse, en passant par Lorient, New-York et bientôt Taïwan.

© Filipe Ferreira

Ce « quelque chose au théâtre » prend la forme d’une petite réunion, ambiance veillée au coin du feu. David Geselson nous présente ses acolytes du soir, les acteur·ices Elios Noël et Alma Palacios, et les violoncellistes Jérémie Arcache et Myrtille Hetzel. Le metteur en scène nous explique ce qu’on va voir, comment le spectacle s’est construit, ce qui s’y joue. Il est tout sourire, nous raconte que le spectacle est toujours un peu en création, que les lettres sont écrites jusque très peu de temps avant le début du spectacle, qu’il y aura sûrement des problèmes. Il nous met à l’aise. On est un peu en famille. Et quand les trois interprètes donnent à entendre les lettres, c’est l’attention la plus totale : on reçoit de plein fouet toutes les émotions véhiculées, on rit très fort, on est sidéré·e, on retient sa respiration, on écoute. Parfois, même, la salle se regarde : en effet, ce soir, David Geselson lit une lettre d’un homme qui donne rendez-vous à une femme, aujourd’hui justement, il lui a réservé un fauteuil pour la représentation du jeudi 15 mai, pour lui dire tout ce qu’il n’a pas réussi à lui dire sur l’application de rencontre sur laquelle iels discutent. « Tu es là ? » Et nous tous·tes de scruter le public du théâtre pour voir cette femme, pour voir cet homme. Lettres non-écrites fait surgir le passé, fait entrevoir l’avenir et renforce le sentiment de l’immédiateté : ce spectacle nous rappelle que le théâtre est une forme du présent, au présent, qui se joue du temps, le déjoue, le réactualise et le rend nouveau tous les soirs.

L’envie d’avoir envie

La parole est nue, la parole est crue. Alors même qu’elle a pris des chemins de traverse pour s’exprimer, la parole est ici vérité. Alors même qu’elle peut être poétique (David Geselson a invité pour cette nouvelle exploitation du spectacle les auteur·ices Baptiste Amann, Julie Ménard, Samuel Gallet, Jérémie Scheidler et Alice Zeniter), alors même qu’elle s’entoure parfois de notes de cello, elle nous parvient directement et frontalement, dans toute sa violence, dans toute sa fièvre, mais aussi dans toute sa fragilité, et dans toute sa candeur. Quel meilleur lieu que le théâtre pour rendre la force magique de la parole ? Car, oui, Lettres non-écrites envoûte, charme, par ses interprètes, d’abord, qui prennent plaisir à dire les mots des autres, par sa forme, ensuite, qui nous fait nous rendre compte que le théâtre se trouve dans des interstices insoupçonnés. Mais, enfin, aussi et surtout, nous sommes bouleversé·es de nous sentir parfois si concerné·es par une lettre qu’on se demande si elle ne nous est pas adressée, de penser à nos proches alors même que ces lettres ne sont pas les nôtres.

On a envie de revenir voir ce spectacle qui tous les soirs change (de lettres, mais aussi d’interprètes, et d’improvisation musicale), qui tous les soirs bat d’un rythme différent, rend audibles des mots toujours nouveaux. On a envie aussi de s’asseoir à une table et d’écrire toutes les lettres qu’on n’a jamais eu le courage d’envoyer, ou même de formuler. Pour nos familles, nos ami·es, nos amours, pour nos vivant·es et pour nos mort·es, mais aussi pour nous, pour que sortent et prennent formes nos non-dits, les mots restés dans la gorge, les colères qui ne passent pas, les passions qui obsèdent, les questions sans réponse.

© Jérémie Scheidler

Écrire, dire, lire. La prise de parole est d’autant plus d’actualité que les temps sont durs pour les poètes. David Geselson, dans un très beau texte qu’il nous livre après les applaudissements, nous le rappelle : les politiques gouvernementales veulent couper la chique à la culture. Et le metteur en scène de nous rappeler que « la culture n’est pas utile. La culture est vitale. » Que pour la défendre, l’incarner, ne pas la laisser mourir, il faut prendre la parole. Comment ? Eh bien, par exemple, en adressant un mot à la Compagnie Lieux-Dits au sein de laquelle est créé ce spectacle (à contact@compagnielieuxdits.com), ou bien en écrivant des cartes postales et enfin utiliser ce carnet de timbres qui traîne dans le tiroir de votre bureau depuis des lustres, ou encore en tapant des textos en très gros caractères pour votre grand-mère qui n’y voit plus très clair, ou pourquoi pas en enregistrant votre voix à l’adresse de vos enfants pour laisser une trace de votre intériorité, bref il nous faut parler parler parler pour créer du lien, pour rester vivant·e, car, comme l’écrit une jeune femme voulant réconcilier son vieux père palestinien avec son ancien meilleur ami juif : « Parlez-vous maintenant, parce que c’est maintenant que l’avenir nous défie. »

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