Maître obscur, de Kurō Tanino

Maître obscur : les énigmes de l’humain par Kurō Tanino

Il est des œuvres qui agissent immédiatement et d’autres qui laissent de prime abord perplexes, mais dont les impressions qu’elles déclenchent et les questions qu’elles soulèvent perdurent et continuent de faire sens bien après que le rideau est tombé. La nouvelle pièce de Kurō Tanino, Maître obscur, présentée au t2g – Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne, est de celles-là. Pour sa première création en français, le metteur en scène japonais, habitué du Festival, reprend un dispositif inspiré d’une précédente création, The Dark Master, mais s’éloigne du style de jeu très réaliste qui marquait ses spectacles antérieurs.

Dans Maître obscur, il place plusieurs personnages dans un programme de réadaptation à la vie quotidienne, bien que les enjeux de ce programme ni l’origine des personnages ne soient jamais explicités. Un par un, ceux-ci, incarnés par Stéphanie Béghain, Gaëtan Vourc’h, Lorry Hardel et Mathilde Invernon, débarquent sur le plateau – un appartement ancien – et y évoluent guidée par une voix envoûtante et maniérée qui souffle à leur oreille – et directement à la notre par l’intermédiaire d’un casque sans fil fourni à l’entrée en salle. Mais tout cela semble se dérouler dans un monde où les humains auraient régressé : les personnages ont désappris non seulement à faire des actions anodines, du quotidien, mais également à communiquer entre eux. Qu’il s’agisse de préparer le repas ou d’entamer une tentative de drague, ils et elles semblent ainsi avoir perdu tout repère et toute forme de compétence pratique, et le décalage entre les instructions apparemment bienveillantes, et l’exécution entre désinvolture et maladresse est bien souvent source d’humour.

Cobayes dans un vivarium

Mais, plus profondément, cette impression générale de régression renvoie l’image d’un inquiétant possible futur, un monde où la société se serait trop reposée sur la technologie, au point d’en oublier comment vivre. Inspirée des programmes de réinsertion des hôpitaux psychiatriques, celui-ci apparaît alors comme l’extrapolation absurde d’un monde où l’IA et les assistants vocaux auraient pris une place centrale, et dans lequel les rôles se seraient inversés : ce sont les machines qui doivent réapprendre aux humains à vivre – une impression renforcé par le décor. L’appartement dans lequel se déroule l’action est en effet étrangement et délibérément ancien. Semblant provenir d’une période indéfinie des années 50 à 70, au mobilier et à la décoration surannés, voire usés, il est l’image tout droit sortie de notre mémoire d’une époque pré-numérique, avant le boom d’internet. On n’y trouve comme seules technologies de communication un téléphone filaire, une vieille télé cathodique, et une radio, dont il faut comme tout réapprendre à se servir. A l’exception près d’un écran qui surplombe la scène, et par lequel nous pouvons voir les mêmes actions qu’accomplissent les protagonistes, mais comme filmées par des caméras cachées dans le décor. Manière pour le « maître obscur » et invisible de surveiller façon Truman Show ses personnages, voire ses cobayes ?

Plus encore qu’une émission de télé-réalité, l’ensemble laisse en effet l’impression particulièrement dérangeante d’un vivarium dans lequel les humains seraient placés et scrutés, étudiés comme des sujets d’expérience par un laborantin invisible. Celui-ci les utiliserait pour reproduire la spécificité de l’humanité, ses capacités cognitives inouïes, pour lesquelles ce maître obscur entretient une fascination teintée d’un sentiment de supériorité : « l’imagination fait de l’humain un être exceptionnel. », entend-on à plusieurs reprises – comme nous-mêmes pouvons nous émerveiller de l’intelligence des poulpes.

Maître obscur, de Kuro Tanino, au théâtre de gennevilliers
© Jean-Louis Fernandez

Ce côté vivarium n’est pas sans rappeler le travail de Philippe Quesne, d’autant plus qu’un des personnages est incarné par son acteur de longue date, Gaëtan Vourc’h, délicieusement naïf, dégingandé et irrévérencieux : une scène dans laquelle il détourne avec émerveillement un préservatif de sa banale fonction usuelle est ainsi un moment tout particulièrement philippe-quesnien. Mais contrairement aux vivariums du metteur en scène français, dont les communautés d’humains s’auto-organisent dans leur environnement, les personnages de Kurō Tanino demeurent quasiment toute la pièce sous la dépendance de la voix-IA qui exerce sur eux une forme de domination moralisatrice infantilisante : « la nourriture maison est meilleure », « il ne faut pas baisser les bras »…

Un dispositif paradoxal

Cependant, la pièce ne se contente de nous présenter cette situation inquiétante, à la manière d’un épisode de Black Mirror : elle tire parti de son dispositif pour impliquer le public dans son monde sans que nous n’en ayons le choix. En équipant chaque spectacteur·ice d’un casque audio, Kurō Tanino complexifie en effet notre appréhension du spectacle. En effet, l’introduction géniale dans l’obscurité, permet d’exalter notre capacité imaginative, guidée par la voix, et l’excellente création sonore de Vanessa Court. Néanmoins, ce faisant, nous sommes en réalité placés dans la même position que les personnages de la pièce, à suivre les consignes d’une voix à qui nous accordons notre confiance. Loin d’être un simple gimmick, le dispositif audio crée ainsi une situation d’emblée paradoxale, qui nous rend à la fois plus actifs et plus passifs, en tant que spectateur·ices et en tant qu’humains. Élargissant les questionnements internes de la pièce à toute la salle d’une manière aussi brillante que simple.

On se demande alors si les titres qui s’affichent à l’écran pour annoncer chaque partie, et qui sonnent comme des injonctions (« Apprenons à nous connaître », « Échangeons nos corps », « Décomposons nos consciences », « Rions »), ne s’adressent pas autant à nous qu’aux personnages : sommes-nous également en train d’être rééduqués ? C’est tout notre rapport aux technologies, et leur manière de s’infiltrer dans notre quotidien et nos comportements qui fait alors l’objet de l’étude qu’est Maître obscur.

Pleine de zones d’ombre, la pièce soulève plus de questions qu’elle n’en résout, faisant partie de ces œuvres en apparence simples, mais aux couches de sens multiples et complexes. La raison d’être de ces personnages, dont on ne sait rien de la vie d’avant ou d’après, demeure mystérieuse. Au plateau, les quatre patients reproduisent une étrange famille clichée – les deux parents, un enfant adolescent, un enfant en bas-âge –, et des comportements traditionnels genrés (les femmes s’occupent de la cuisine ou des enfants). La pièce s’amuse à déstructurer l’apparente mais fausse fonctionnalité de la communauté, en désynchronisant progressivement les comportements, les corps et les voix. L’utilisation d’images générées par IA pour diffuser un perturbant clip sur le métabolisme en est aussi le signe : leur étrangeté caractéristique abolit la distinction entre humains et objet, quand l’enjeu est précisément celui de ce qui distingue l’humain de l’environnement matériel avec lequel il interagit. L’arrivée étrange d’un cinquième personnage, celui de Jean-Luc Verna, au visage doublement masqué, ne fait que prolonger ce mouvement vers le questionnement central : quelles sont les forces inconscientes qui nous agitent et nous rendent vraiment vivants, humains ?

Une œuvre transformatrice

Malgré son décalage d’avec ses spectacles précédents, Maître obscur perpétue ainsi le travail de Kurō Tanino sur la psyché humaine. La voix-IA l’affirme : « les mots et la conscience sont de la matière », et cette matière qui forme la trame du théâtre de Kurō Tanino est au cœur du nœud de cette pièce. Là où sa précédente œuvre présentée au festival, La forteresse du sourire, cherchait dans les petits gestes quotidiens, soucieux de ses prochains, la poésie et la puissance de l’expérience humaine, Maître obscur accomplit ce trajet en négatif : ces humains gris et dévitalisés, qui s’auto-dévaluent (« on est tous les deux des êtres humains insignifiants »), peuvent-ils vraiment retrouver leur autonomie quand leurs comportements, leurs mots et leurs émotions sont factices, dictés qu’ils sont par une puissance extérieure, dans un environnement où tout est aussi factice ? Seul le personnage de Stéphanie Béghain, le plus mutique et le plus renfermé de tous, semble avoir le pouvoir de s’en extirper, et son statut est sans doute plus central à la pièce qu’il n’y paraît.

Spectacle énigmatique à bien des égards, Maître obscur de Kurō Tanino, marque au fond par la façon qu’il a de saisir à bras le corps notre propre rapport à l’imagination et aux émotions. Mis face à l’angoisse d’une situation où nos alter-egos sont enfermés dans un monde où leur propre intériorité leur est inaccessible, sous contrôle, nous sommes poussés à nous questionner. Si les émotions, si l’imagination, sont la source de ce qui rend notre vie digne d’être vécue, comment alors s’assurer que celles-ci sont authentiques, et comment les distinguer des comportements factices façonnés et médiés par les technologies qui peuplent nos existences ? Une question vertigineuse et proprement philosophique, et dont l’acuité et la nécessité font de Maître obscur une œuvre transformatrice, qui nous habitera longtemps et nous accompagnera comme une boussole, et de Kurō Tanino un artiste à la sensibilité et l’intelligence – non-artificielle – plus que remarquables.

Maître obscur, de Kurō Tanino
© Jean-Louis Fernandez