Soirée magique : élargissement des possibles

Pendant tout le mois d’octobre, la compagnie 14:20 (Clément Debailleul, Valentine Losseau et Raphaël Navarro), investit La Maison des Métallos avec Les Possibles Impossibles. Une grande fête de la magie constituée de spectacles, installations, expériences, conférences, ateliers et rencontres avec les publics, en collaboration avec de nombreux artistes du courant de la Magie Nouvelle, pour plonger dans les mondes fertiles de l’illusion et de l’émerveillement. En ouverture de ce mois magique, divers artistes se sont succédés au cours d’une Soirée Magique, des performances hétéroclites virtuoses placées sous le signe de la poésie et de l’imaginaire.

Autonomie des choses

« Nous revendiquons l’absolue nécessité de réinventer les règles du réel », affirment Clément Debailleul, Valentine Losseau et Raphaël Navarro. Au cours de cette soirée magique, en effet, il est difficile de se raccrocher à une quelconque certitude, tant les frontières se brouillent entre le réel et l’impossible. C’est le magicien Arthur Chavaudret, ici maître loyal, qui nous présente en quelques mots ce que nous allons voir. La démonstration est immédiate : il est accompagné d’une petite plume qui se met à écrire au sol, mue par l’invisible. En une image, tout se défait et nous voilà déjà traversé·es d’un frisson qui ne nous quittera plus. Nous savions que les plumes volaient lorsqu’elles étaient attachées à leurs oiseaux, mais ici, pas de volatile : la plume se meut sans l’aide apparente de qui ou de quoi que ce soit.

Au cours de cette Soirée Magique sur la scène des Métallos, au son des mélodies live et hypnotisantes de la pianiste Madeleine Cazenave, les objets s’éveillent et tissent leurs propres histoires. Ils racontent, sans mots mais avec vigueur, leur individualité, leur liberté, leur malice aussi, leur sensibilité… Comme dans le tendre numéro du magicien belge Laurent Piron (cie Alogique), qui suit les pérégrinations d’une boulette de papier. Sautant de la table au sol, glissant à travers des paquets de carton et atterrissant sur l’épaule du magicien, le petit bout de papier affirme avec espièglerie son refus de se laisser apprivoiser. L’illusion est totale et le regard s’habitue presque à voir voler, rire et s’enfuir la matière habituellement inerte.

Croisement des disciplines

Ce nouveau monde ouvert par la magie permet aussi à des artistes de bousculer entièrement les codes de leur pratique, comme en atteste le numéro du jongleur Rémi Lavesnes (cie Sans Gravité), qui tente, lui aussi, d’apprivoiser des objets facétieux. Ses balles blanches, en apparence traditionnelles, prennent peu à peu leur envol, résistant à la gravité à laquelle elles sont pourtant soumises dans la pratique du jonglage. Rémi Lavesnes, malicieux lui aussi, résume tout notre étonnement métaphysique par un simple « Ah bon ? », et tente d’adapter sa propre réalité à ce nouveau paradigme : le jonglage devient « inversé », et le manipulateur repousse les balles dans le vide au lieu de les rattraper. C’est merveilleux, bien, sûr, et enthousiasmant, de se retrouver témoins de ces nouvelles images.

Mais la lévitation ne s’arrête pas aux simples objets : la cie 14:20 déploie également ses techniques visuellement époustouflantes de lévitation des corps, à travers les performances des danseur·euses Ingrid Estarque et AragoRn Boulanger. Des images qui laissent, là encore, sans voix : les corps se décollent du sol et se meuvent avec une fluidité déconcertante, dans des orientations physiquement impossibles. La rencontre entre la grande technicité corporelle des deux interprètes et les trucages magiques (absolument invisibles) produit une sensation d’irréalité obsédante, qui nous poursuit longtemps après la fin du spectacle.

© Cie 14:20

Les héritages

La magie nouvelle, dont la compagnie 14:20 est pionnière, s’appuie notamment sur le dialogue avec les autres arts : ici le théâtre, le jonglage, la danse… Mais aussi la marionnette, avec les petits déménageurs de Matthieu Siefridt, astucieuses transitions entre les numéros. Là encore, pas de manipulateur en apparence, mais de drôles de personnages affairés qui racontent beaucoup par leur seule présence. Une autre discipline plus surprenante, l’ombromanie (la pratique des fameuses « ombres chinoises »). Philippe Beau, ombromane, présente ici un numéro d’une immense beauté, déployant toute une arche de Noé au creux de ses mains éclairées sobrement par un spot sur pieds. Oiseaux, cerfs, chats, tigres, petites silhouettes anthropomorphes et mêmes autoportraits… Philippe Beau réinterprète ici magiquement cet art ancestral, et rend hommage en même temps aux mains des magicien·nes, capables d’inventer des mondes par un seul geste.

Car si la magie est ici « nouvelle », elle ne renie pourtant pas tout ce dont elle hérite, et la grande histoire de la magie qui la précède. Arthur Chavaudret nous en donne un aperçu exaltant avec un numéro de close-up (des tours de cartes à distance rapprochée du public, retransmis en même temps sur grand écran, pour ne pas rendre jaloux les derniers rangs). Choisissant quatre spectateur·rices aléatoirement et les invitant à le rejoindre à sa table, Arthur Chavaudret succède les entourloupes, perd et retrouve des cartes avec une dextérité abracadabrante devant les yeux ébahis de ses compagnons de hasard.

Cette Soirée Magique est une très belle plongée dans le monde de la magie nouvelle qui tient largement sa promesse de réenchantement. Ces artistes, généreux·ses, nous livrent des instants de pure poésie. C’est bluffant, de se retrouver face à des magicien·nes qui mettent de côté leur autorité et leur « pouvoir », pour se laisser entraîner et presque manipuler par la liberté des choses inertes qu’ils et elles font devenir vivantes. C’est une autre manière de penser le monde et l’altérité, un rapport plus horizontal qui n’en perd pas moins sa puissance évocatrice et magique.

© Clément Debailleul

À découvrir encore

Du même Arthur Chavaudret, on peut apercevoir durant tout le mois d’octobre l’installation Méduse dans la vitrine de La Maison des Métallos. Espèce délicate et intrigante, elle est ici flottante en autonomie, aux yeux des passant·es. Gardienne de l’antre magique que devient La Maison des Métallos durant l’occupation des lieux par la cie 14:20, elle est un très joli préambule à toute la poésie qui nous y attend.

Dans le prolongement de cette dichotomie fertile entre les opposés – le réel et l’imaginaire, le neuf et l’ancien…-, la cie 14:20 propose un second rendez-vous, Anachronismes imaginaires. Ce parcours est constitué de l’expérience immersive Aux commencements, où l’on retrouve les ombres de Philippe Beau dans une grotte de papier. Espace refuge pour plonger, dans l’intimité d’un groupe réduit, dans l’ancestral, nos propres origines et celles de la magie.
Le spectacle La Veilleuse (« cabaret holographique »), lui, pousse l’utilisation des nouvelles technologies sur scène à son paroxysme puisque les artistes qui s’y produisent (Yann Frisch, Yoshi Oida, Yael Naim, Lou Doillon…) ne sont présent·es que de manière immatérielle, par le biais d’hologrammes. Un spectacle saisissant, qui, en supprimant les corps vivants, propose finalement des sur-présences : des dédoublements, des empreintes de corps, des positions impossibles, des ralentis… Un objet hybride dans lequel on se plonge avec inquiétude et curiosité.

Ce mois magique s’articule aussi autour de la rencontre avec les publics, à travers une initiation à l’ombromanie d’abord, mise à l’honneur dans le cadre de ce parcours, mais également un arpentage (méthode collaborative de découverte d’un ouvrage) proposé par Peuple et Culture autour de l’ouvrage Les formes du visible : une anthropologie de la figuration de Philippe Descola, qui résonne avec les questionnements soulevés par les œuvres de la cie 14:20.
Deux derniers rendez-vous proposent de poursuivre ensemble les réflexions ouvertes par la magie dans sa dimension anthropologique et philosophique : la conférence-spectacle Réflexion sur la croyance, présentée par Valentine Losseau et Yann Frisch, et la conférence Hypnose, anthropologie et magie, sous forme d’entretien avec l’anthropologue Emmanuel Grimaud.

Un mois qui se clôturera le 26 octobre avec une grande fête, Le Prestige, en magie et en musique !

Soirée Magique

Conception – Cie 14:20 (Clément Debailleul, Valentine Losseau et Raphaël Navarro)
Interprétation – Ingrid Estarque, Rémi Lasvènes / Cie Sans Gravité, Arthur Chavaudret, Madeleine Cazenave, Laurent Piron / Compagnie Alogique, Matthieu Siefridt, AragoRn Boulanger, Kim Huynh et Philippe Beau
Régie générale – Théo Jourdainne

Dans le cadre des Possibles Impossibles, programmation d’un mois dédiée à la magie à La Maison des Métallos en collaboration avec la cie 14:20, jusqu’au 26 octobre 2024.