Déployé dans sept théâtre parisiens pour sa première édition cette année, le Paris Globe Festival permet au public français de découvrir des spectacles et performances étrangers. En ouverture du festival, la compagnie catalane Agrupación Señor Serrano présentait au Théâtre Paris-Villette The Mountain. Un spectacle conceptuel, où l’entrelacement de plusieurs lignes narratives vient interroger les fondations de notre perception de la vérité.
The Mountain ne se cache pas et se présente explicitement comme une enquête sur les mécanismes de formation de la vérité. Alors que depuis l’avènement de Trump et Bolsonaro, nous sommes confronté à l’encombrante irruption des fake news dans les sphères politique et médiatique, et que les récents développements de l’intelligence artificielle ébranlent à coup de deepfakes et d’images auto-générées notre confiance en l’authenticité des contenus numériques, le projet louable de The Mountain est de revenir aux fondements de la constitution d’une vérité, montrant par là-même à quelle point celle-ci est en réalité « complexe, contradictoire et glissante ».
Mallory, Orwell et Poutine
Rendant visible cette complexité, le décor se présente comme un agencement de trois grands écrans, de maquettes et de tables remplies d’accessoires, tandis que l’enquête se décline en deux fils d’intrigue parallèles. Ceux-ci invitent à voyager dans le temps, à la rencontre d’événements de la première moitié du XXe siècle dans lequels la question de la vérité était déjà prégnante. Tout d’abord, la fameuse tentative d’ascension de l’Everest par le britannique George Mallory en 1924 (c’est cette « montagne » qui donne son nom au spectacle), retrouvé mort à quelques centaines de mètres seulement du sommet, sans qu’on sache s’il l’avait ou non atteint. Une entreprise dont on ne saurait jamais attester de la réussite – pas, en tout cas, sans retrouver l’appareil photo perdu de l’alpiniste dont la pellicule pourrait servir de preuve ultime.
Ensuite, le feuilleton radiophonique de La guerre des mondes, adapté par George Orwell du roman d’H.G. Wells en 1938. Sa réalisation réaliste, reprenant les codes des bulletins d’information de la radio de l’époque, avait mis en panique les auditeurs, persuadés que les Etats-Unis subissaient réellement une invasion martienne. Deux événements passés qui servent donc à la compagnie catalane à illustrer la façon dont la vérité n’est jamais un donné, mais bien plutôt une construction cognitive et collective, dépendante de facteurs bien plus subjectifs qu’on ne pourrait le penser. Ainsi du crédit qu’on accorde aux médias ou à la technologie en elle-même, Orwell ayant présenté sa Guerre des Mondes comme « une entreprise de scepticisme », visant à « remettre en question la confiance aveugle accordée à la radio ». On comprend ce faisant que The Mountain s’en réclame comme héritier.
Entre ces deux fils, une troisième couche dramaturgique située dans l’ici et le maintenant de la représentation : l’actrice Anna Pérez Moya, filmée par un drone, voit son visage à l’écran et sa voix transformés en ceux de Vladimir Poutine, et s’adresse ainsi à nous en qualité de président russe. Celui-ci renvoie nécessairement le public occidental à la figure du dirigeant autoritaire manipulant et déguisant les faits à son avantage. La compagnie prend cependant soin de préciser que la création du spectacle précède l’invasion de l’Ukraine. Cependant, ses interventions font office d’explication dramaturgique : chacune d’elle est un mini-exposé explicitant le propos du spectacle, au besoin d’anecdotes et d’exemples peu intéressants.
Esthétique du doute
La compagnie déplie ces fils en alternance, en multipliant les canaux. En effet, le dispositif technique du spectacle superpose aux textes des images projetées sur l’écran, dont certaines sont des archives et d’autres des images filmées en direct au plateau. Ces dernières, utilisant maquettes et accessoires pour créer l’illusion du vrai, à la manière de trucages de cinéma, semblent ainsi avoir pour but d’illustrer les mécanismes de fabrication des images et d’interroger leur pouvoir dans la constitution de la vérité. Dans cette même optique, deux des écrans ont la forme verticale d’écrans de smartphone, faisant écho à la façon insidieuse dont les informations vraies comme fausses se diffusent indistinctement grâce à l’omniprésence de ces appareils dans nos existences.
Prenant exemple sur Orwell, le spectacle nous incite constamment à douter de tout, y compris de son contenu. Ainsi des lettres de la femme de Mallory, une philosophe du nom de Ruth, qui convoquent des interrogations philosophiques si parfaitement adaptées au propos du spectacle (la Caverne de Platon, l’arbre de Berkeley…) qu’elles en deviennent suspectes – d’autant plus que leur autrice n’est qu’à une lettre de s’appeler truth (vérité) ! De la même manière, quand à une interview d’Orwell affirmant ne pas avoir conscience de ce qu’il provoquait avec son feuilleton, répond une autre où il revendique complètement l’effet produit : lequel des deux George faut-il croire ? Ou enfin, dans une partie interactive, quand les comédien.ne.s nous demandent lequel de deux titres de journaux nous semble le plus véridique, et racontent leur propre entreprise de création d’une fake news. Autant de séquences qui nous tentent de nous pousser à remettre en question notre confiance notre confiance dans les faits auxquels nous attribuons une valeur de vérité.
Une enquête désincarnée et trop démonstrative
Cependant, plutôt que de laisser son public se formuler à lui-même et par lui-même ces interrogations, The Mountain s’empresse de les expliciter, comme s’il n’était pas sûr que nous avions bien compris. Tout le trouble qu’il réussit à créer autour de ces doutes est ainsi immédiatement dissipé par la frontalité de son exposition, rendant du même coup la scène superficielle. Plus dommage encore, en choisissant de développer avant tout son dispositif technique, qui pousse notre regard vers les écrans, la compagnie en oublie sa présence sur scène. Celle-ci, vidée de sa substance, n’est plus qu’un vague plateau de tournage que rien ni personne n’habite véritablement, là où il aurait sans doute été plus pertinent d’utiliser les capacités propres au théâtre pour brouiller la distinction entre vrai et faux.
En résulte alors un spectacle finalement assez creux, pseudo-conceptuel et complètement dénué d’incarnation, où le drone apparaît par moment plus vivants que les acteur.ice.s. Bien que maîtrisé, le dispositif technique s’accompagne de nombreux effets sonores et musicaux qui semblent vouloir apporter aux scènes un souffle épique, sans réussir à pallier à la superficialité de l’ensemble. Malgré un agencement dramaturgique qui lui donne l’apparence de la complexité, les exemples et récits convoqués par The Mountain ne sont pas particulièrement profonds, et son propos enfonce des portes déjà ouvertes sur les questions qui l’animent.
D’autres spectacles présentés en France ces dernières années nous semblaient réussir à sonder l’espace entre le vrai et le faux, de manière beaucoup plus approfondie, troublante et jubilatoire : c’était ainsi le cas du Périmètre de Denver de Vimala Pons, ou encore des Trois contrefaçons de Laurent Bazin. Ceux-ci nous emmenaient effectivement dans les territoires du scepticisme, du mensonge et de l’irréel, en évitant l’écueil de The Mountain, celui de trop chercher la démonstration au détriment du mystère et de l’incertitude.
The Mountain
Création : Agrupación Señor Serrano
Mise en scène et dramaturgie : Àlex Serrano, Pau Palacios, Ferran Dorda
Spectacle vu le mercredi 22 mai au Théâtre Paris-Villette, dans le cadre du Paris Globe Festival
Prochaines dates :
8 juillet – Festival Sempre più fuori, Rome (Italie)
8 novembre – Teatro Astra, Vicence (Italie)
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