Vers les métamorphoses

Vers les métamorphoses : emboîtements de soi

Derrière une longue table, d’étranges convives vêtus de noir nous font face. L’un d’entre eux, masqué d’une tête d’oiseau cartonnée, semble se donner naissance à lui-même : un personnage discret, dépouillé, en quête de métamorphoses. Puis, par un jeu de confusion chorégraphique entre les corps (qui donne le ton des ingénieuses manipulations visuelles qui suivront), le nouveau-né disparaît. Ou plutôt, il se réincarne, dans une toute petite version de lui-même : une marionnette, avec sa boîte en carton miniature pour visage. Cette première scène très visuelle se grave déjà des impossibilités magiques et scéniques exceptionnelles déployées par Étienne Saglio et ses régisseur·euses plateau dans la suite de cette quête muette.

Métaphores métamorphes

Dans ce spectacle, tout se prête au jeu de la transformation, jusqu’à la matière elle-même : dans une scène magnifique où le temps semble avoir été mis en pause, Étienne Saglio agite un drapeau blanc de polystyrène comme un appel à la paix, une image très symbolique et politique qui sort du seul cadre de la représentation. Là encore, la métamorphose intervient : d’une plaque industrielle de billes de plastique agglomérées se dégagent devant nous la douceur et la volupté du tissu drapé, qui, derechef, se déploie en deux et se transforme en créature ailée, que le personnage de rêveur cherche désespérément à imiter.

Des ailes, on lui en donne : on lui en impose presque, comme une injonction extérieure à se dépasser sans savoir vraiment par où commencer. Car la métamorphose, même volontaire, n’est pas toujours chose aisée : c’est un renversement total de soi, un saut dans le vide littéral. Étienne Saglio nous offre une image tendre de ces balbutiements : ses ailes en polystyrène sur le dos, il tente de dompter la grande échelle et les quelques marches qui le séparent de son but. En s’assurant vaguement de sa maigre solidité, il finit plutôt par se débattre avec ses tremblements (ceux de l’échelle autant que les siens), dans toute sa clownerie sensible.

Dans cette entreprise d’envol et de métamorphose, tout semble se faire un peu malgré lui, comme s’il n’y avait pas vraiment d’autre choix. Comme si la soudaine solitude était irrespirable, et qu’il devenait nécessaire de se multiplier. Pour Étienne Saglio, ce spectacle est intervenu à la suite d’une rupture amoureuse et « la perte de [son] alter-ego », lui qui s’était de surcroît construit toute son enfance en parallèle de son frère jumeau. Sa vie s’est vue marquée par deux relations fusionnelles et troublantes, l’une fraternelle et l’autre amoureuse, toutes deux gémellaires. Vers les métamorphoses est une exploration de toutes ses autres incarnations : les vies rêvées, passées, redoutées… Déployées ici magiquement à travers toutes matières (masques, scénographie, marionnettes, et même animal) : Étienne Saglio part à la rencontre de lui-même, par le prisme du non-humain.

Vers les métamorphoses, d’Étienne Saglio
© Benjamin Guillement

La longue route

Sur le chemin de la mutation, des forêts ombreuses, des pierres qui se meuvent toutes seules, une caverne mystérieuse… Étienne Saglio nous plonge dans des onirismes visuels et scénographiques d’une grande richesse. Funambule, il oscille toujours entre deux atmosphères : à la fois jour et nuit, clair de lune et soleil rouge, on est dans un entre-deux, un passage. La création musicale hypnotique de Madeleine Cazenave et Thomas Watteau peint ces épaisseurs poétiques avec brio. Les alter-egos eux-mêmes se situent dans une espèce de frontière : ils sont des aides bien sûr, des guides sur le chemin du rêveur, mais ils ont aussi quelque chose d’instable. D’un instant à l’autre, ils disparaissent, puis ressurgissent en nombre, parfois plus inquiétants, belliqueux.

Vers les métamorphoses, d'Etienne Saglio
© Benjamin Guillement

En écho à la petite version de lui-même, une immense marionnette rejoint le bal des doubles. Long corps noir longiligne, boite en carton vissée sur la tête, elle a quelque chose d’un dessin d’enfant matérialisé dans le réel. Son regard lumineux, qui perce le brouillard et traverse le public comme les phares d’une voiture, lui donne l’air d’un étrange robot au milieu des ruines, comme ceux du Géant de fer et du Roi et L’Oiseau. Sur sa fragile main de mousse, ce n’est pas un petit oiseau qui se pose mais Saglio lui-même, accompagné de la petite marionnette. Les trois êtres s’observent, se hument, s’apprivoisent et se prennent même la main pour danser, dans un ballet marionnettique d’une grande douceur et d’une précision de manipulation technique à couper le souffle.

En parallèle de ces épiphanies collectives, la foule est parfois vectrice de la plus grande solitude. Les doubles humains masqués du personnage le rattrapent et l’isolent tout en le faisant disparaître, à nouveau. Dans ces conciliabules de têtes en carton, on ne sait plus qui est qui, ni où est « l’original » : il y a même des mannequins inanimés, que l’on ne décèle qu’après un long temps d’observation. De quoi faire tourner la tête, de manière on ne peut plus littérale, à celui qui s’est perdu en ne sachant plus tout à fait qui il était.

Dans la métamorphose, il y a déjà, d’une certaine manière, l’idée « aller vers » quelque chose. Vers les métamorphoses serait alors une espèce d’oxymore, comme l’idée d’un chemin dont on n’arriverait pas vraiment au bout : les transformations intimes ne se terminent peut-être jamais. Cependant, Étienne Saglio nous en livre un portrait magnifique, à la croisée des arts visuels et investi d’autant de sensibilité que d’espoir.  

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