Dans une atmosphère enfumée, une lumière éblouissante aveugle les spectateur·ices de la Fabrica. C’est une lumière si forte qu’elle est presque insupportable : on baisse les yeux devant la scène. Détourner le regard. C’est une manière à la fois simple et subtile de rappeler le mouvement que nous pouvons adopter face aux témoignages que le chorégraphe Ali Chahrour donne à entendre dans When I saw the sea.
Force sensible

Quand la vision est obstruée par la force de la lumière, il nous reste l’ouïe. Alors les discours qui se superposent : des récits de guerre, d’explosion, d’horreur, de familles déchirées, de deuils. Les surtitres traduisent froidement ces voix vibrantes d’émotion. Au-delà du contexte affreux de la guerre, une chose est constante dans ces témoignages : chaque récit est adressé à un·e membre de la famille — un fils, une mère, une sœur… On plonge dans l’intimité de ces familles qui échangent des messages vocaux pour se demander des nouvelles dans le chaos de la guerre.
Ali Chahrour réalise un spectacle bouleversant, mêlant avec brio la sensibilité et la force de ces témoignages.
When I saw the sea est un spectacle dansé et narré par trois femmes qui témoignent des abus du système oppressif Kafala au Liban. Venues d’Éthiopie, ces femmes ont émigré au Liban pour y travailler en tant que femmes de ménage afin d’envoyer de l’argent à leurs familles. Mais l’exploitation du système Kafala les prive de leur passeport et de leurs libertés : elles sont sous l’égide d’un·e patron·ne qui les affame et les maltraite. Quand la guerre éclate, ces femmes sont laissées pour compte dans les maisons des maîtres·ses indifférent·es à leur destin. Ayant fuit ce système, les trois performeuses sont de véritables héroïnes de résistance, de lutte et de courage. Ali Chahrour réalise un spectacle bouleversant, mêlant avec brio la sensibilité et la force de ces témoignages. Peu à peu, la lumière éblouissante du début se meut en un phare qui nous guide dans ce voyage au cœur de ces luttes intimes et collectives.
Langue maternelle

Une berceuse résonne dans le silence. La lumière faiblit et la scène se découvre, minimaliste : au fond, un praticable est surmonté d’instruments qui attendent leurs musicien·nes. Une jeune fille assise à cour nous parle de l’absence de sa mère, victime du régime Kalafa. Elle émet des hypothèses sur ce qu’elle a pu devenir. Peut-être qu’elle s’est enfuie, peut-être qu’elle est allée en France, peut-être qu’elle est dans la salle et qu’elle va se lever pour le dire. Silence. Les témoignages s’enchaînent, simples et intenses : une autre femme parle de son enfant qu’elle n’a pas revu depuis deux ans. Dans les gouffres que creusent ces absences, un espace naît : celui du réconfort, celui de la berceuse.
Le spectacle ne verse jamais dans le pathétique, au contraire il s’anime d’une lueur toute particulière : celle de la résistance.
Pour narrer toute l’intimité qui anime ces témoignages, toute l’horreur humaine qu’ils font émerger, Ali Chahrour choisit un rythme aussi universel que familier : la berceuse. Il m’est difficile de traduire en mots la sensation si particulière que l’on éprouve lorsque l’on est bercé par une inconnue. C’est comme une percée dans le cœur, comme une proximité insoupçonnée. Cela provoque immédiatement un accès à une partie absolument sensible. On comprend que ces chants sont peut-être les seuls souvenirs que ces femmes ont de leurs propres mères. Ils leurs permettent de raconter le manque, le deuil, mais aussi le courage, l’espoir. Le spectacle ne verse jamais dans le pathétique, au contraire il s’anime d’une lueur toute particulière : celle de la résistance. Ces femmes ne sont pas des victimes, elles nous apparaissent comme de véritables héroïnes de guerre, puissantes de vie. Elles dansent leurs histoires.

Chanter en corps et encore

Le chorégraphe libanais a travaillé à partir du rapport personnel que ces trois femmes ont avec le mouvement, comment chacune d’entre elles bouge naturellement. Par-là, il et elles offrent un spectacle riche de différents corps, de mouvements que l’on sent leur être personnels. Ces gestes composent des tableaux mêlés de tendresse et de rigidité. Elles sont tantôt figées dans des postures affectives, tantôt complètement libres et rayonnantes, ce contraste symbolise bien les allers-retours entre histoire personnelle et témoignage universel, entre traumatisme de l’emprisonnement et force de la libération. Ces corps ne sont pas réduits à leurs mouvements, ils se font aussi son. Accompagnant les merveilleux musicien et chanteuse Lynn Adib et Abet Kobeissi, les trois performeuses émettent des cris comme des alarmes, des chants qui nous transpercent de leur force.
Tantôt figées dans des postures affectives, tantôt complètement libres et rayonnantes, ce contraste symbolise bien les allers-retours entre histoire personnelle et témoignage universel.
Un linceul recouvre les instruments à la fin du spectacle, il passe comme une douce vague sur le corps figé de la danseuse, comme un difficile rappel que si ces voix peuvent résonner aujourd’hui devant nous, d’autres se sont tues à jamais. Ce spectacle est un bijou de subtilité et de précision, un bel alliage qui nous permet de recevoir ces témoignages nécessaires, autant qu’un geste artistique sensible.

When I saw the sea
Mise en scène et chorégraphie – Ali Chahrour
Avec – Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal
Musique composition et interprétation – Lynn Adib, Abed Kobeissy
Interprètes – Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal
Assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie – Chadi Aoun
Direction technique et conception lumière – Guillaume Tesson
Scénographie – Ali Chahrour, Guillaume Tesson
Coproduction – Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), DeSingel Antwerp (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth)
Au Festival d’Avignon, du 5 au 8 juillet.
Prochaines dates
19 au 21 août – Zurich theater spektakel, Zürich (Suisse)
9, au 11 décembre – Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)
7 mars 2026 : Meetyou Valladolid festival (Espagne)
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