Dans ton intérieur, Julia Perazzini

Dans ton intérieur : Julia Perazzini, l’extralucide métamorphe

On connaît depuis bien longtemps ce pouvoir qu’a le théâtre de convoquer les morts, les absents, les disparus. Mais Julia Perazzini le pousse à un point inédit, propre à elle. Dans le sillon qu’elle trace en tant qu’artiste associée au Théâtre Public de Montreuil, elle invente un théâtre surnaturel qui fait sien les intuitions de Vinciane Despret pour qui les morts font des vivants des fabricateurs d’histoire (Au bonheur des morts).

Dans Le Souper, enroulée dans un immense drap de velours vert empire, elle conversait ainsi avec le petit grand frère qu’elle n’avait jamais côtoyé, mort avant sa naissance à elle. Seule en scène, son talent de ventriloque se déployait tout doucement, faisant résonner la voix fluette de l’enfant qui lui apprenait à mourir… Comme habitée par cette présence, elle semblait en contact subtil avec une autre dimension, dans ce qu’on ne pouvait éprouver que comme une expérience vertigineuse rarement vécue au théâtre.

Une enquête généalogique

Dans ton intérieur s’inscrit dans la continuité de cette recherche, exploration des zones d’ombre familiales, prenant cette fois la forme concrète d’une enquête. Julia y part à la recherche de Giancarlo, son grand-père paternel, qu’elle n’a jamais connu, pas plus que son père, rentré en Suisse alors qu’il n’était qu’un bébé d’un an, après le divorce de sa mère d’avec cet homme. Un mystère total l’entoure puisque ce grand-père a abandonné femme et enfant et émigré en France sans laisser derrière lui d’autre trace que ce patronyme italien, Perazzini. Avec lui, contrairement au frère, pas de dialogue possible, seulement le besoin irrépressible de retrouver les signes d’une existence encore incertaine, puisque ce nom, seul indice, constitue aux dires mêmes de l’artiste, « une sorte de trou », un élément « fantasmatique », qui a « peu de consistance ». Comment alors lui en donner, comment reconstruire cette absence ?

De trois grands coffres blancs, elle sort des dizaines et des dizaines de sacs à main et sacoches, qu’elle installe un peu partout sur ce plateau dont la blancheur immaculée raconte le vide. Ceux-ci, sortis de l’appartement de sa grand-mère, sont tous des contrefaçons de grandes marques de luxe, comme autant de fausses pistes à fouiller, sans même savoir ce que l’on cherche. Son geste donne une matérialité à l’image du passé qu’on déplie, qu’on déploie.

Julia Perazzini en perruque blanche, lunettes de soleil et manteau de fourrure, dans le spectacle Dans ton intérieur, au Théâtre Public de Montreuil

Toutes les voix sauf une

Julia Perazzini est encore seule sur scène, mais son invraisemblable talent d’interprétation nous fait entendre les dizaines de voix qui parcourent son enquête, celles de toutes les personnes qu’elle interroge, et qui apparaissent sans crier gare, dans l’image d’une posture ou d’un accessoire sorti d’un des sacs à main. D’abord des anonymes : coiffeuse, clerc de mairie, employés d’ambassade ou de pompes funèbres, pour retrouver les indices matériels de l’existence de son grand-père (ses lieux de vie ou de travail, son décès…). Puis, alors que l’enquête se resserre, des personnes l’ayant connu à un moment de sa vie, quelque part entre l’Italie, la France et le Canada.

Bien plus qu’un gimmick ou un simple outil au service de la narration, les capacités inouïes de Julia Perazzini à, plus qu’imiter, invoquer vocalement avec une précision époustouflante tous ces autres – de leurs accents et timbres uniques à leurs intonations, micro-inflexions et balbutiements près –, constituent le nœud du spectacle : alors qu’elle semble capable de faire exister mille personnages en quelques secondes de parole, pourquoi n’entendons-nous toujours pas la voix du fameux grand-père ? Plus l’enquête avance et les indices deviennent concrets, plus son identité semble évanescente, douteuse. « On parle de la même personne ? » s’interroge l’une des interlocutrices de Julia, tandis qu’un généalogiste aux airs de détective privé affirme : « Peut-être serez-vous plus satisfaite des hypothèses que des réponses trouvées. » Ainsi alors même que Julia s’enfonce plus profondément dans les méandres des souvenirs et des archives, rien ne semble soutenir la consistance recherchée, ni les vieux dossiers passées à la déchiqueteuse, ni les bâtiments détruits, ni les photos perdues dans une inondation… seule demeure une mémoire forcément fragmentaire, à l’image de celle de sa grand-mère, qu’elle incarne au seuil de la mort en revêtant les lunettes et le manteau de fourrure lui ayant appartenu.

Évanescence identitaire et spiritisme théâtral

Dans ce même mouvement dramaturgique paradoxal, alors que Julia retrouve enfin un couple tenant lieu d’amis de son grand-père, la pièce entre toujours plus avant dans le territoire du fantastique, de l’incertitude, de l’étrange. Le plateau se nappe d’une lumière magnifiquement spectrale, crépusculaire. La personne de Giancarlo – ou bien est-ce Jean-Charles ? – résiste à la dissection, à l’interprétation. Son identité, racontée par ce chœur de connaissances est kaléidoscopique. Ce que Julia déterre en ses interlocuteur·ices dessine tant bien que mal une image de Jean-Charles où cohabitent des impressions contradictoires et des secrets troubles. Si massive silhouette hante un plateau devenu monde de rêves, où certain·es ont des visions du disparu.

Et de la même manière qu’il se dérobe à la fixation dans le réel, semblant en fuite de sa propre vie, c’est Julia elle aussi qui disparaît derrière toutes les personnes qu’elle convoque en elle. Sa voix propre ne nous parvient qu’aux travers d’enregistrements, mais au plateau, elle se fait extraordinaire métamorphe, passant d’un masque à un autre. Si l’investigation demeure teintée d’incomplétude, dans son échec à retrouver la substance de cet être spécifique, du corps et de la bouche de Julia Perazzini surgissent tous les autres, avec une présence troublante. Nous ne parvenons pas à entrer dans l’intérieur de Jean-Charles, mais Julia, elle fait entrer dans son intérieur toutes les voix, tous les récits. Son art dépasse le théâtre : dans sa dimension propre, elle est tout aussi medium que celui qu’elle interroge en épilogue. Intermédiaire entre le monde des présents et celui des absents, Julia Perazzini s’hypnotise et nous hypnotise. Pour citer à nouveau Vinciane Despret :

Les récits cultivent l’art de prolonger l’expérience de la présence. C’est l’art du rythme et du passage entre plusieurs mondes, l’art de faire sentir plusieurs voix. Vaciller, marcher au milieu, un vrai milieu, pas celui d’une ligne, mais celui de lignes multiples.

Julia Perazzini vacille en funambule spirite, et les lignes multiples qu’elle trace font ainsi de Dans ton intérieur une expérience surnaturelle et absolument fascinante.

Julia Perazzini avec un chapeau de cow-boy, dans une lumière spectrale, dans le spectacle Dans ton intérieur, au Théâtre Public de Montreuil