Vinegar Tom : chanter les femmes

Plongée dans un monde

L’entrée en salle nous plonge immédiatement dans un univers mystérieux. Nous devinons la scénographie de Clémentine Stab avec quelques éléments de décors qui suggèrent le XVIIème siècle, époque à laquelle se passe l’intrigue. Deux musiciennes, Ariane Issartel et Fiona Lévy, sont surélevées sur des structures de bois. Elles tissent minutieusement une nappe sonore faite de sons et de souffles. Les comédien·nes sont déjà au plateau, pour beaucoup muré·es dans un silence de pensées. Au centre, un couple (Alice Kudlak et Hugo Plassard) s’enlace dans une danse langoureuse sur un tapis de feuilles mortes. Leur beauté, sublimée dans une lumière d’ambre, nous frappe. Le tableau a quelque chose des couvertures de la collection Harlequin. Il a comme la promesse d’un roman à l’eau de rose : peaux nues, blouses blanches, boucles bien dessinées, gorges exposées…

Les premiers échanges démentent rapidement la promesse esquissée. L’homme se présente comme le « diable » avec son corps « froid », « rugueux », « terrifiant », capable de faire du mal. Mais la femme n’a de cesse de le ramener à la réalité : il n’est qu’un homme et il n’a pas besoin d’être le diable pour faire du mal. Le drame de Vinegar Tom va se jouer précisément là, les diables sont des hommes et les sorcières des femmes ordinaires. Pour citer l’autrice Caryl Churchill, il s’agit d’une « pièce sur les sorcières sans sorcières ».

vinegar tom
© Laura Bousquet

Une sorcière comme les autres

Le texte ne parle pas d’un autre temps, bien que publié il y a 48 ans et parlant du XVIIème siècle, il est encore très actuel. C’est d’ailleurs ce que l’on voit avec les costumes de Yanis Vérot. Il reprend les silhouettes de l’époque mais toujours avec une petite pirouette contemporaine. Ainsi, les jupes sont faites en poches de jeans et des converses se cachent sous les jupons…
Les sorcières sont simplement les femmes qui refusent l’ordre établi en vivant seules, en avortant, en assumant leur désir, en refusant les mariages qu’on leur impose. La distribution met bien en exergue la pluralité du féminin. Les actrices proposent un éventail de jeu : avec la fougue mordante d’Alice Kudlak, la crédulité déchirante de Ludivine Anberrée, la sagesse pleine d’âme de Fiona Lévy et l’irrévérence fière de Raphaëlle Saudinos. Toutes ces femmes, car trop vivantes, sont victimes de sorcellerie.

La pièce dessine alors une partition de sororité complexe. Les femmes sont capables du meilleur comme du pire entre elles. Les scènes sont principalement des moments de confidence, comme joués à la volée. Les acteur·ices ont beaucoup de finesse, iels rendent palpables tous ces enjeux de vie ou de mort cachés au creux d’instants qui semblent anodins et qui pourtant peuvent être fatals aux protagonistes. Ils suffit de s’emporter, de s’oublier, qu’une oreille traîne pour qu’une conclusion hâtive soit faite.

Le plateau donne un sentiment d’arène de tauromachie. Lorsqu’iels ne sont pas en jeu les acteur·ices déambulent au ralenti en périphérie. Cependant, dès que les comédiennes sont au centre, bien exposées à la vue de la foule/public, elles se retrouvent précipitées malgré elles dans des tragédies. Les seuls moments où les actrices redeviennent maitresses de leur tempo sont lors des chapitres chantés de la pièce.

© Laura Bousquet

Un chant de révolte

La pièce nous fait l’effet d’une chanson d’Anne Sylvestre. La chanteuse, contemporaine à Caryl Churchill, se sert de métaphores pour dénoncer la misogynie et le patriarcat. On pense immédiatement à Une sorcière comme les autres écrite en 1975. Cette chanson dénonce la condition des femmes et les injonctions qu’elles subissent. Caryl Churchill inscrit elle aussi des moments chantés dans sa pièce sans en préciser les partitions. Aussi, il est intéressant de voir que l’autrice sente le besoin de passer, en plus du texte, par le chant. Comme si, en opposition à ce monde qui bat la mesure, le texte invitait ces femmes à trouver non seulement leur voix mais aussi leur allure. D’ailleurs, le personnage de la voisine délatrice, très justement interprété par Blandine Rottier, se retrouve hanté par la cadence imposée de son bâton pour faire son beurre.

Chanter est un espace absolu de liberté et de singularité. Les passages musicaux sont bluffants de sincérité et de contrôle. Les acteur·ices se révèlent de superbes musicien·nes capables de maitriser tous les styles. Iels passent avec une aisance déconcertante du gospel, au rap, au chant polyphonique dans les compositions originales d’Ariane Issartel et Fiona Lévy.

La magie, la vraie, est là, lorsque l’unisson de ces voix fait vibrer les barreaux des prisons. Ainsi, la chanson de la saignée menée par Lucie Ouchet est belle à pleurer. On frémit en entendant s’envoler les paroles  » À qui donnes-tu mon corps? ». Toutes ces voix s’accordant sur la peine d’une jeune femme qui se voit dépossédée de son corps par une supposée médecine créent un vertige de beauté. En opposition aux regards d’une foule accusatrice, les voix ont quelque chose d’une armée protectrice. Comme si entraient en résonance toutes les voix qui s’étaient insurgées. On chante pour ne plus être seul·es.

© Laura Bousquet

Vinegar Tom est une pièce ambitieuse d’une jeune compagnie qui ose rêver grand. Le défi de cette adaptation exigeante et complexe est relevé avec brio. Vinegar Tom est un ovni raffiné où l’on chante les femmes et le monde.