Le Ring de Katharsy : deus est machina

Encoder l’arcane  

Une structure métallique dont on peine à distinguer les composants est suspendue au ras du sol, les projecteurs en dessinent l’ombre mystérieuse sur le plateau. Lorsque l’ossature se lève dans un vacarme d’outillage, son contour au sol s’agrandit pour envahir tout l’espace : la machine s’impose et s’immisce partout sur scène. À la manière de cette ombre portée, on saisit rapidement que c’est la machinerie qui donnera le ton pour toute la pièce. Dans une atmosphère de grisaille monochrome une figure de matrice surplombe six avatars et annonce par sa voix les différents rounds d’un jeu grinçant. Sur le ring s’affrontent -pour notre divertissement- différents personnages dans des situations de la vie quotidienne. Les deux joueurs, uniques humains qui se distinguent des avatars par le fait qu’ils ne sont pas couverts de gris, choisissent leurs équipes. Alice Laloy crée un univers à mi-chemin entre le match de boxe et l’écran de console, dans lequel la violence du système hiérarchisé entre humains et non-humains ou presques-humains ressort d’autant plus. Si l’on s’amuse d’abord de la virtuosité avec laquelle les sons, les corps et les situations nous rappellent le monde désormais familier du gaming, on déchante assez vite lorsque l’on comprend qu’il s’agit d’une peinture à peine exagérée de notre système. 

© Simon Gosselin

Machine learning 

“Black Friday », « Click and collect”, “Enjoy your meal”, sont autant de slogans que nous connaissons et qui font référence à un monde en ligne capitaliste dans lequel la consommation est au cœur de nos activités. Ces expressions correspondent ici à des rounds dans lesquels les pantins se battent pour apprendre à devenir des humains. Les ficelles ont disparu pour être remplacées par les ordres criés par les deux joueurs agacés « ramasse ! lâche ! dégage ! avance ! ». Seul texte de la pièce, ces injonctions rythment le jeu et les joueurs se laissent peu à peu gagner par l’agressivité. Alice Laloy explique « la question de la manipulation a ressurgi dans le travail en séparant corps et voix : est-ce que c’est la voix qui suit le corps ou le corps qui suit la voix ? ». La marionnette permet justement de mettre en exergue ces dynamiques de manipulation. Pour ces avatars, il semble qu’au fur et à mesure de leur apprentissage, la violence soit nécessaire à leur réussite. Acculés par la pression du chrono et les ordres des joueurs, les avatars explosent et frappent l’autre pour plus d’efficacité. Malgré les réprimandes de la matrice « you should not ! » aucun malus ne s’affiche à l’écran : le code de triche ici c’est bien la violence. La violence, c’est aussi celle de ces pantins humains qui sont les révélateurs de castes : il y a ceux qui tiennent les manettes, ceux qui réparent les machines, et celleux qui ne sont que les ombres grises d’eux-mêmes, obligés d’obéir. 

La grisaille déraille 

© Simon Gosselin

À contre-courant des codes chromatiques des jeux vidéo, habituellement plutôt colorés et aguicheurs, c’est la grisaille qui caractérise la scénographie de Jane Joyet. Cette monochromie donne à voir un monde insensible où toutes les différences sont lissées, seuls les objets sont colorés et par là ils attirent notre attention. Cela redouble l’effet de consommation et de cohérence de ce cosmos. Mais on peut aussi avoir une deuxième lecture de ce gris qui rappelle les écrans figés et le bug d’une machinerie en fin de course. Cette scénographie évoque certaines références scéniques qui traduisent aussi cette déshumanisation : on peut par exemple penser aux costumes gris et blancs de MAY B de Maguy Marin ou encore ceux de la classe morte de Tadeusz Kantor, autant d’hommages à des spectacles qui font figure de référence pour parler de la violence qui saisit un monde toujours plus frénétiquement industrialisé. Et au fur et à mesure de la pièce les rouages de cette machinerie s’enraillent jusqu’à ce que la matrice atteigne ses propres limites. 

            

La métaphore du jeu vidéo sert merveilleusement bien un propos contemporain dans cette pièce intelligente, aux ressors théâtraux toujours plus ingénieux. La catharsis qui consiste à « purifier l’âme du spectateur par le spectacle d’un châtiment » fonctionne complètement : on en ressort sonné·es par l’enchainement des rixes et des rounds, et si l’on se divertit, c’est jusqu’à ce que l’on comprenne que c’est de notre propre aliénation qu’il s’agit. Le fameux deus ex machina prend ici les allures inquiétantes d’un deus est machina

© Simon Gosselin

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