Face à la montée de l’extrême-droite en Europe, la satire œuvre sur la scène contemporaine

Que peut encore le théâtre ?

La toute récente actualité mondiale atteste que le monde est en proie à un basculement radical. L’investiture de D. Trump, la montée en flèche du parti d’extrême droite de l’AFD en Allemagne ou encore les récents saluts fascistes exécutés par les supporters du club du Lazio en Italie sont autant d’exemples qui prouvent ce début d’année 2025 est marqué par l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, si elle n’est pas déjà en place, et ce de manière internationale. Face à cela, le réseau social X, propriété d’Elon Musk, se présente comme le lieu privilégié de la parole politique. Mais ne désespérons pas que le théâtre, topos historique de la prise de parole politique, s’empare des moyens qui sont les siens pour répondre aux évènements contemporains. En témoigne la programmation de la semaine passée dans différents théâtres parisiens : on a pu y voir trois pièces qui abordent — plus ou moins frontalement— la question du pouvoir politique : de l’allusion frontale à la résurgence du fascisme en Europe jusqu’à la critique plus générale d’un pouvoir abusif.

Les artistes présent·es sur la scène contemporaine cherchent plus que jamais ce dialogue entre l’ombre d’un passé parfois ouvertement fasciste et la menace concrète d’une aube non moins glaçante. Pour cela, iels s’emparent des moyens qui sont ceux du théâtre pour faire un pas de côté et observer les jeux de pouvoirs à l’œuvre. Iels posent ainsi une question d’ordre ontologique : quels sont les moyens concrets de la scène ? et que permet l’espace scénique ? que peut encore le théâtre ? La satire est l’une des formes que l’art a longtemps privilégiée pour critiquer un sujet tout en contournant la censure. À travers trois spectacles contemporains — Patatas Fritas falsas au théâtre de la Bastille, le Birgit Kabarett au théâtre Gérard Philippe et Re Chicchinella au théâtre de la Colline — nous tenterons d’explorer les déclinaisons de la satire, entre un usage classique et une réinvention contemporaine. Nous chercherons aussi à éprouver son efficacité parfois relative. Ces trois spectacles ont la particularité d’être mis en scène par des artistes qui viennent chacun·e d’un pays européen différent, forts de traditions scéniques singulières mais aussi différents rapports au pouvoir historiquement coercitif : nous parcourrons les œuvres des espagnols Agnés Mateus et Quim Tarrida, des françaises Julie Bertin et Jade Herbulot, et de l’italienne Emma Dante. 

L’espace scénique comme expérience de l’oppression : Patatas Fritas Falsas et la dictature franquiste. 

Patatas fritas falsas, d’Agnés Mateus et Quim Tarrida – © Lili Marsans

Parce que les metteur·euses en scène cherchent généralement à rompre la passivité du public du théâtre, celle-ci n’a que trop rarement été volontairement utilisée comme un outil dramaturgique. Pourtant elle permet des sensations bien singulières : du désagrément à la conscience de notre immobilisme, cette passivité est aussi l’expérience d’un temps trop long. C’est justement ce que proposent Agnés Mateus et Quim Tarrida à l’ouverture de leur dernier spectacle Patatas fritas falsas au Théâtre de la Bastille. 

Éprouver la passivité du spectateur

Le public s’installe, le silence se fait peu à peu, et au moment d’ouvrir le rideau : un immense drapeau, tel un quatrième mur visible occupe toute la partie avant du plateau et nous empêche de voir ce qui se passe sur scène. Ce drapeau, ce n’est pas n’importe quel étendard : il s’agit du symbole de l’Espagne franquiste, en vigueur de 1945 à 1977. Cet objet plein de symbolisme résonne avec le texte préalablement projeté sur les rideaux fermés. On y apprend que, bien qu’il soit interdit, le drapeau franquiste est commercialisé sous forme de nombreux petits objets et il est même possible de le commander dans diverses dimensions sur internet sans être inquiété outre mesure. Ce n’est pas tant l’aspect capitaliste des goodies de la dictature qui nous choque, on est surtout rapidement envahi·es et acculé·es par le gigantisme de ce drapeau. Il semble prendre de plus en plus de place, d’autant que l’on a le temps de s’en rendre compte, car celui-ci reste pendant un quart d’heure à l’avant-scène. Durant ces quinze longues minutes, on éprouve dans son corps de spectateur·ice l’oppression. Celle d’un silence imposé, d’une salle qui tend son visage à un drapeau, muette. Ce truchement théâtral qui impose l’inaction là où l’on attend expressément une activité scénique, fait de ce drapeau un obstacle à la fois physique et symbolique à la création. D’autre part, la déception de l’attente théâtrale confère une pesanteur au moment qui permet astucieusement de nous faire sentir le temps long d’une dictature. 

Une satire qui manque sa cible ?

Patatas fritas falsas, d’Agnés Mateus et Quim Tarrida – © Quim Tarrida

Le symbole est fort et le premier temps de ce spectacle est marqué par un usage pertinent et original de l’espace scénique et de l’expérience du spectateur. Tout en contraste avec cette première partie statique, le second temps s’ouvre sur un seul en scène qui caricature le comportement fasciste de manière exacerbée. Dans leur volonté satirique, il semble pourtant qu’Agnés Mateus et Quim Tarrida manquent ainsi leur cible. L’exagération critique est un exercice difficile qui nécessite une grande finesse, mais aussi une conscience du public auquel elle s’adresse. Or, la gesticulation volontairement exagérée de ce personnage qui incarne le fasciste le plus diabolisé amoindrit la force du symbole préalablement construit. Rappelons-nous que nous sommes un soir de semaine à la Bastille et que par conséquent — de manière presque ontologique — le public est, on pourra l’affirmer sans risque, déjà contre le fascisme. Et si ce n’était pas le cas, on peut légitimement se demander si une telle caricature pourra jamais être le support d’identification, même du pire des facho. Il y a quelque chose d’irrévérencieux dans le spectacle qui est quelque part réconfortant pour le public : on en sort avec la confirmation qu’on est du bon côté, pas forcément parce que c’est le cas, mais parce que la satire est poussée tellement à l’extrême qu’il est ardu de se sentir concerné·e par cette caricature. 

Redonner le pouvoir par le rire, avec le Birgit Kabarett du Birgit Ensemble

Birgit Kabarett, de Julie Bertin et Jade Herbulot (Le Birgit Ensemble) – © Christophe Raynaud De Lage

« Comment faire la fête quand le monde va si mal ? » c’est avec cette réflexion que s’ouvre le spectacle du Birgit Kabarett. Il semble pourtant que faire la fête soit une forme de résistance bien plus puissante qu’il n’y paraît. Gilles Deleuze nous apprend que : « Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. La joie, en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse de nous mènerait jamais. » Dès lors, c’est dans l’univers d’une joyeuse satire que nous emmènent les deux metteuses en scène. 

Birgitt Kabarett, de Julie Bertin et Jade Herbulot (Birgitt Ensemble) – © Christophe Raynaud De Lage

L’actualité, c’est plus drôle en chansons

Entre informations utiles et rimes comiques, le Birgit Kabarett se saisit du pouvoir subversif des chansons pour faire naître devant nous des guignols qui font du bien. De l’alliance entre Trump et Poutine à l’instabilité gouvernementale en passant par la crise économique et les discordes de la gauche, le tour d’horizon de l’actualité ne laisse personne intact. Ici, plus que l’extrême droite, c’est surtout le pouvoir en général qui est critiqué, ou plutôt on se permet d’en rire. Le texte nous apporte aussi beaucoup d’informations nécessaires et véridiques, qui permettent de se rappeler ce qui se passe dans les faits, et de mettre parfois un visage sur des mécanismes qui peuvent sembler anonymes. En donnant un visage et un corps à ces personnalités politiques, elles leurs affublent aussi une responsabilité face à leurs actions. Le coup de maître de ces maîtresses de cérémonie, c’est aussi de se saisir des outils de la distanciation brechtienne —comme les songs ou les panneaux — pour permettre aux spectateur·ices de prendre conscience, avec humour, des jeux politiques dont iels sont quotidiennement les témoins. 

Il ne faut pas non plus sous-estimer le côté jouissif de voir ces figures qui nous semblent parfois si lointaines devenir les cibles de nos rires. Le Birgit Kabarett est un jeu de guignols qui ne verse jamais dans le trivial, et fait advenir le rire par une talentueuse mise en rime de faits souvent trop sombres. Si le spectacle est réussi, drôle sans verser dans le ridicule, intéressant sans nous ennuyer, il se fait plutôt porteur d’information que d’une vraie prise de position critique. Il s’agit d’une satire qui ouvre l’esprit en tant qu’il désacralise ces figures, mais sans donner de réponses aux questions que cette déconstruction fait naître. 

Dénoncer la bassesse de la cour : le Re Chicchinella d’Emma Dante

Re Chicchinella, d’Emma Dante – © Masiar Pasquali Courtesy Piccolo Teatro di Milano –Teatro d’Europa

Au théâtre de la Colline, l’italienne Emma Dante monte le Re Chicchinella, troisième volet de sa trilogie inspirée du Conte des contes de Giambatista Basile. Bien qu’Emma Dante ne déclare nulle part que cette satire ait une visée politique, il n’en demeure pas moins qu’elle se pose comme une critique d’un pouvoir en place. Dans cette farce satirique, la cour se mue en bassecour lorsque le roi devient poule. Alors qu’après avoir fait ses besoins, le roi s’essuie avec une douce poule qu’il pensait morte, celle-ci s’accroche à son derrière royal. Depuis près de treize jours, la bête lui dévore les entrailles. Sa famille et la cour se mettent rapidement à engraisser le pauvre roi car à chaque fois qu’il mange, la poule pond un œuf d’or. Le puissant devient misérable, la cour décide au lieu d’obéir, le roi refuse les fastes. Cette fable du moyen âge emprunte tous les codes d’un monde renversé, pour mieux en faire sentir l’absurdité. 

Ridiculiser les corps des puissants

On retrouve là une caractéristique singulière du travail d’Emma Dante, à savoir un spectacle qui met les corps au centre. Elle explique : « De l’orteil à la racine des cheveux, il (le corps) doit parler plus que les mots. D’ailleurs j’utilise des dialectes, le napolitain et le palermitain —langues des exclus et des pauvres—, que l’on ne comprend plus. » Elle excelle dans la création de tableaux clairs et symboliques qui donnent à voir le ridicule. Le comique du corps fonctionne, et c’est d’ailleurs le but de l’auteur du Conte des contes, faire rire le lecteur et prendre en dérision le pouvoir. Ces corps excessifs —bourrés de prothèses, crachant leurs repas, parfois complètement dénudés— ont quelque chose de proprement grotesque. Ridiculisés par leur avidité, les dames de la cour n’ont rien d’admirable. Elles apparaissent au contraire cupides et gourmandes du pouvoir du roi. Lui en revanche est constamment en proie à la souffrance. Celle-ci est paradoxalement l’outil de son éveil : ni le médecin, ni la reine, ni la cour ne veulent réellement son bien, une fois qu’il est incapable de faire régner la terreur et qu’il se rend vulnérable, il n’est que l’outil de leur enrichissement égoïste.

La parabole héritée de la tradition du conte fonctionne en surface : on se divertit et on réinterroge un rapport à la représentation du pouvoir. Cependant, on peut se demander si le message ne s’en tient peut-être que trop à l’image, quand le conte satirique demande à être actualisé. À moins que cela ne soit, comme à l’époque de Basile, une manière astucieuse pour détourner la censure ?

Re Chicchinella, d’Emma Dante – © Masiar Pasquali Courtesy Piccolo Teatro di Milano –Teatro d’Europa

La satire comme combat actif contre la docilité

Dans la même semaine on a vu programmés ces trois spectacles, aussi divers dans leurs formes que cohérents dans leur intention. La pouvoir y est réinterrogé de différentes manières : le théâtre d’Agnés Mateus et Quim Tarrida use de l’expérience du public pour nous faire éprouver notre propre passivité. Une passivité aussi face à un discours tenu par cette caricature du fascisme, qui tient des propos à la limite du supportable auxquels personne ne s’oppose. Après la confrontation, c’est par le détournement que le Birgit Kabarett nous pousse à nous réveiller. Les hommes et femmes politiques nous font rire, certes, mais le plus triste dans cette histoire, c’est que la mascarade continue quand le spectacle se termine. Enfin, la parabole d’Emma Dante prouve que les vieux contes contre les monarques et leur cour sont encore malheureusement actuels, et si elle ne nous donne pas la réponse, elle parvient à nous faire sentir que les rapports de pouvoir sont plus complexes qu’ils n’y paraissent et que notre rire ne cache parfois que trop mal notre complicité. C’est peut être cela, la force du fascisme et du totalitarisme sous toutes ces formes, c’est qu’il sait nous cueillir dans notre passivité et qu’il est beaucoup plus difficile de le combattre que de se laisser entraîner docilement.

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