Encore plus partout tout le temps © Jean-Louis Fernandez

Encore plus, partout, tout le temps : anatomie de l’effondrement

La maison brûle

Absolument tout – mais alors absolument tout – se casse la gueule : c’est la guerre un peu partout, le secteur public agonise, les jeunes se suicident de plus en plus, le fascisme a le vent en poupe, la planète se meurt et les femmes se font tuer. C’est sur ces deux derniers points que le spectacle du collectif L’Avantage du Doute, Encore plus, partout, tout le temps, se penche avec malice et intransigeance. Le point de départ est simple, et plus que pertinent : les violences perpétrées par les hommes à l’encontre de la nature et les violences perpétrées par les hommes à l’encontre des femmes sont non seulement liées, mais relèvent également du même mécanisme : celui d’un sentiment de toute puissance d’un dominant sur un dominé – en l’occurrence, une dominée.

Les scènes s’enchaînent, qu’elles soient collectives ou en solitaire, réalistes ou fantastiques, quotidiennes ou paraboliques, et elles ont toutes ce même fil rouge : comment concilier lutte écologiste et lutte féministe. Le spectacle, construit très intelligemment, se veut miroir total, à la fois miroir du monde et miroir de lui-même. D’une part, il aborde des questions que nous nous posons régulièrement : comment mieux manger ? Comment faire moins de mal à la planète ? Comment prendre soin de sa santé mentale ? Comment être un meilleur parent ? Comment être une meilleure amie ? Comment être un meilleur allié ? Comment faire communauté ? Et d’autre part, en lame de fond, le spectacle aborde les questionnements propres au genre théâtral : comment faire du théâtre respectueux de la nature et des femmes ? Comment faire du théâtre un lieu d’activisme militant ?

Encore plus partout tout le temps © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Alors, oui, le bateau prend l’eau de toute part, le sol s’effondre sous nos pieds, la maison brûle, bref vous avez la métaphore : tout part à vau-l’eau. Mais L’Avantage du Doute propose de colmater les brèches : avec une petite truelle et de la pâte à sel, avec des blagues et des costumes absurdes (je me souviendrai longtemps de cette fantasmagorie à base de ballon-monde et de ballons-bites), avec l’énergie du désespoir et la folie douce des saltimbanques. Et si ça ne marche, tant pis, au moins on aura essayé, on ne sera pas resté·es les bras ballants à s’avouer vaincu·es, et surtout on aura bien rigolé.

Encore plus, partout, tout le temps, ou comment il faut mener le combat

Pourtant, sous la blague, la violence est toujours présente. Il y a des faisans décapités, des décors qui s’effondrent avec fracas, du sang qui gicle, des zombies qui viendront vous dévorer, un père assassiné, une mère en nervous breakdown, le bruit des bottes, des colonnes antiques brisées. Surtout, il y a des femmes seules, et dont la parole désillusionnée brise le cœur : qu’est-ce qu’on peut faire quand on a tout tenté, et que rien ne marche ? Sans jamais verser dans le cliché ou le manichéisme, le spectacle pointe avec une grande justesse toutes les difficultés et toutes les solitudes de la lutte féministe. Par un lent glissement aussi juste qu’habile, les femmes prendront toute la place, avec toute leur force et toute leur vulnérabilité, toutes leurs convictions et toutes leurs contradictions. Ce sont elles qui apprendront les leçons et prendront les armes, elles encore qui joueront la musique de la fin du monde.

Ici, au bout du conte fantasque et virevoltant écrit et mis en scène par la troupe, se révèle un sens engagé, militant, actif du titre : il faut lutter encore plus, être présent·e partout, être actif·ve tout le temps. Se battre plus avant, ne rien laisser passer nulle part, ne jamais abdiquer. Comment, me direz-vous ? À l’heure des désenchantements et où tout semble joué, comment faire pour continuer le combat ? Eh bien, d’abord en allant au théâtre, lieu de conversation et de liberté dont L’Avantage du Doute s’empare si bien. En signant la pétition Debout pour la culture ! Debout pour le service public ! En lisant les livres, et les bons : Libérées, le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale de Titiou Lecoq, Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, ouvrage cités dans le spectacle auxquels j’ajouterais Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes d’Olivia Gazalé et Vivre avec les hommes de Manon Garcia. Ces livres, que nous prêtons à nos amis les hommes (les gentils, ceux qu’on aime, ceux qui ont envie d’être de notre côté) et qu’ils ne lisent pas, ou peu, ou mal. Ces livres qui mettent au jour et dénoncent les comportements néfastes des hommes à l’encontre des femmes et de la planète, comportements dont ils ont conscience, dont ils ont honte – peut-être – mais auxquels ils ne changent rien, parce que, au fond, qu’auraient-ils à y gagner ?

Le spectacle, lucide, fait ce constat, amer : les hommes ne seront pas de la bataille. Aussi déconstruits, aussi alliés qu’ils puissent être ou se pensent être, les femmes seront seules dans le combat. Seules parce qu’il n’y a qu’elles qui ressentent dans leur chair la violence faite à leur corps, la violence faite à leur terre. Elles seront seules, les mères, les sans enfants, les mariées, les célibataires, les travailleuses, les chômeuses, les citadines, les paysannes, les riches, les pauvres, seules chacune avec sa douleur mais ensemble, les unes avec les autres. Encore plus nombreuses, sur tous les fronts, féministes tant qu’il faudra.

Encore plus partout tout le temps © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Joyeux bazar imprévisible et réjouissant, Encore plus, partout, tout le temps, réconcilie avec la lutte, avec le désespoir de la lutte, les désillusions de la lutte, et donne aussi envie d’y retourner, plus fort, plus loin, plus grand. Encore plus, partout, tout le temps.

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