La compagnie des Animaux en Paradis revient au festival OFF d’Avignon avec un nouveau spectacle de sa série Huit Rois (nos présidents). Projet ambitieux commencé en 2020 par le metteur en scène Léo Cohen-Paperman, cette série théâtrale tient le pari de consacrer un spectacle à chaque président de la 5e République. Après La Vie et la Mort de J. Chirac, roi des Français, présenté à Avignon en 2021, la compagnie propose cette année en parallèle Génération Mitterand et Le dîner chez les Français de Valéry Giscard d’Estaing au Théâtre du Train Bleu. C’est l’occasion pour Pleins Feux de revenir sur ce dernier spectacle, découvert à sa création au Théâtre 13.

Léo Cohen-Paperman esquive avec brio les difficultés dans ce format si particulier de la série théâtrale : après le succès retentissant de Chirac, donné pendant 4 mois d’affilée au Théâtre du Petit St Martin à l’automne 2024, les prochains épisodes étaient très attendus. Chirac se racontait dans un duo très efficace, entre méta-théâtralité et clowneries sombres, grâce à l’incarnation troublante de l’excellent Julien Campani. Dans Mitterrand, on ne voyait pas le président, évoqué à travers les voix de celleux qui ont voté pour lui, dessinant ensemble tous les visages de l’espoir à gauche en 1981. Dans ce dernier opus sur Giscard d’Estaing, Léo Cohen-Paperman opte pour un format encore différent et très efficace : il utilise ce fameux épisode du « dîner chez les Français », que Valéry Giscard d’Estaing et sa femme Anne-Aymone avaient mis en place au début du mandat, pour offrir un cadre éminemment théâtral à cette nouvelle proposition. Dès son arrivée en 1974, le jeune président a voulu s’inviter à dîner chez les Français pour mieux « regarder la France au fond des yeux », comme il l’avait promis tout au long de la campagne. Ces dîners se présentaient comme une manière de rencontrer les citoyens, simplement, à hauteur humaine : quel meilleur cadre pour une incarnation théâtrale ?
La bouffe, c’est politique
Tous les éléments sont rassemblés pour faire de ce dîner un condensé de la société française en petit.
Léo Cohen-Paperman utilise à plein tout le potentiel à la fois comique et métaphorique de ce drôle de contexte. Connaissant bien le travail de la compagnie et les comédien·nes, qui se partagent aussi avec la troupe du Nouveau Théâtre Populaire, j’ai été d’abord surprise par la tonalité choisie : hors des espaces neutres et poétiques de Chirac et Mitterrand, ce nouvel épisode assume un code vaudevillesque, avec décor de salle à manger provinciale en carton-pâte, fausse porte, fausse cuisine, tête de sanglier sur la cheminée – jusqu’au jeu des comédien·nes, perruqué·es et grimé·es, qui s’expriment avec un lourd accent roulant pour incarner le couple paysan, tout fier de recevoir le président et sa femme à dîner et d’en faire la surprise aux enfants. Ce n’est d’ailleurs pas bien du goût de la fille et du gendre, ouvriers grévistes tout pleins des espoirs de la « génération Mitterrand », qui n’ont évidemment pas voté pour ce nouveau président de droite. Tous les éléments sont rassemblés pour faire de ce dîner un condensé de la société française en petit : conflit de générations et de conceptions politiques, campagne et ville, traditionalisme et révolution féministe…
Pas un mot direct ne sera prononcé pour évoquer les avancées sociales ou les coupes budgétaires, et pourtant tout y est, caché dans le repas.
Et la métonymie ne s’arrête pas là. Le texte brillant de Julien Campani et Léo Cohen-Paperman, écrit en complicité avec les comédien·nes de la troupe, navigue habilement sur une métaphore filée de la nourriture : chaque plat du repas représente une année du septennat de « VGE ». Pas un mot direct ne sera prononcé pour évoquer les avancées sociales ou les coupes budgétaires, et pourtant tout y est, caché dans le repas. Comme une politesse de ce drôle d’événement qui fait débarquer les ors de la République au dîner des anonymes, et aussi comme une façon de rappeler que tout est politique, qu’on le veuille ou non. Le président ne peut pas être un homme comme les autres qu’on invite à sa table, surtout que la réciproque n’est pas vraie ; comme on peut l’entendre dans des témoignages d’époque des participant·es au « dîner chez les Français », il n’a jamais été question de retourner la pareille et d’inviter de simples citoyen·nes à dîner à l’Elysée. C’est un cadre de représentation avant tout, un cadre théâtral dont les curseurs sont ici poussés à l’extrême, dans ce décor de comédie bourgeoise.

Dérapages contrôlés
Le pari est réussi de nous faire entrer dans l’intimité humaine des présidents, de désarticuler la machine théâtrale de la représentation.
Il faut souligner le travail comme toujours bluffant effectué par les comédien·nes, notamment dans l’incarnation si délicate des personnages réels. Le couple présidentiel est confondant de vérité, et à de nombreuses reprises, extrêmement touchant – notamment le personnage d’Anne-Aymone, campée par Gaia Singer, coincée dans le rôle de l’épouse parfaite dans ce milieu où elle est manifestement au comble du malaise. Tout comme avec l’opus sur Chirac, le pari est réussi de nous faire entrer dans l’intimité humaine des présidents, de désarticuler la machine théâtrale de la représentation pour montrer l’homme derrière le pantin politique. Le trop-plein de tension explose parfois sous forme de chanson : chaque personnage a droit à son moment de karaoké, qui brise la temporalité dramatique pour offrir des bulles de respiration dans ce bras de fer entre un président et son peuple, auquel nous assistons en modèle réduit.
Le spectacle ne m’a laissé qu’une seule légère frustration, partiellement comblée par la scène électrisante du dessert final (que je ne gâcherai pas !) : pour un spectacle entièrement basé sur la nourriture, j’aurais presque aimé qu’on se salisse davantage les mains, que quelque chose déborde de ce festin métaphorique. Mais l’exercice de style politico-culinaire est tenu jusqu’au bout, avec de multiples variantes et effets de surprise, et la prouesse d’écriture m’a complètement ravie. C’est drôle, fin, profond, étonnant, et nous laisse avec un goût étrange dans la bouche : le très sérieux « VGE » aurait-il parfois mené une politique plus sociale que d’autres présidents qui lui ont succédé ? Il serait sans doute temps de balayer devant notre porte…
Le dîner chez les Français de Valéry Giscard d’Estaing – 3 épisode de la série théâtrale Huit Rois (nos présidents)
Texte · Julien Campani et Léo Cohen-Paperman avec la complicité des comédiennes et comédiens
Mise en scène · Léo Cohen-Paperman
Jeu · Pauline Bolcatto en alternance avec Hélène Rencurel et Marine Gramond, Julien Campani en alternance avec Grégoire Le Stradic, Philippe Canales en alternance avec Robin Causse, Clovis Fouin en alternance avec Mathieu Metral, Joseph Fourez en alternance avec Pierre Hancisse, Morgane Nairaud en alternance avec Lisa Spurio, Gaia Singer
Scénographie · Anne-Sophie Grac
Costumes · Manon Naudet
Assistanat scénographie et costumes · Ninon Le Chevalier
Lumières · Léa Maris
Création sonore · Lucas Lelièvre
Arrangements musicaux · Jérémie Arcache
Régie générale · Thomas Mousseau-Fernandez
Régie son · Léonard Tusseau en alternance avec Léo Bourrée
Régie lumière · Zélie Carasco
Assistante à la mise en scène · Esther Moreira
Maquillage et coiffures · Pauline Bry
Stagiaire dramaturgie · Inès Kaffel
Habillage · Lucie Duranteau
Production · Compagnie des Animaux en Paradis
Le dîner chez les Français de Valéry Giscard d’Estaing (21h20) et Génération Mitterrand (11h20) sont à découvrir au Festival OFF d’Avignon 2025, du 5 au 24 juillet au Théâtre du Train Bleu.
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