Au Théâtre de la Tempête, Armel Roussel propose avec Soleil un spectacle déambulatoire autour des nouvelles de Raymond Carver. Tous les recoins du théâtre s’animent pour faire place à douze propositions théâtrales parallèles, qui naviguent du monologue au quatuor. Un dispositif innovant qui explore d’autres formes de théâtralité pour nous plonger dans l’intime et l’étrange.
C’est une petite aventure que proposent Armel Roussel et sa troupe, en ce mois de juin caniculaire à la Cartoucherie. Le théâtre a été découpé en multiples espaces indépendants, ce qui éclate notre perception traditionnelle de l’espace scénique, et met à l’honneur les coins et recoins de la maison : des morceaux de scène séparés par de hauts pendrillons, un coin de coulisses aménagé en bar, l’atelier de construction de décors… Mené·es par des guides souriants et silencieux, nous cheminons, timides et excité·es par la nouveauté de l’expérience, entre ces bulles indépendantes qui jouent chacune en continu alors que le public circule de l’une à l’autre, en petits groupes. C’est comme un cadeau que nous font les comédien·nes, de nous inviter pour une vingtaine de minutes dans l’intimité de chaque nouvelle – chaque parcours en comptera six en une soirée, il faut revenir pour voir les douze univers sélectionnés par Armel Roussel. Nous entrons dans ces espaces comme dans des maisons de poupée, des scénographies conçues pour la proximité qui racontent beaucoup avec peu : un tapis rouge où tourne un train électrique, un bain moussant, un lit. Il n’en faut pas plus pour nous plonger dans les mondes troubles de Carver, et ressentir le frisson de l’inquiétante étrangeté.
Sous le quotidien, les gouffres
L’étrange s’infiltre partout, sous le bavardage de tous les jours, et des téléphones se mettent à sonner par erreur dans la nuit, ceux qu’on aime se comportent bizarrement, quelque chose accroche dans la toile du réel.
Dans ces nouvelles, tout semble toujours partir d’une situation assez quotidienne, en déclinant tous les masques du couple contemporain, heureux et malheureux. Une femme quitte son mari, un aveu d’adultère bouscule un couple stable, deux amoureux évoquent leurs angoisses hypocondriaques par une nuit d’insomnie. Cela paraît d’abord banal et familier, mais insensiblement quelque chose se met à dérailler. L’étrange s’infiltre partout, sous le bavardage de tous les jours, et des téléphones se mettent à sonner par erreur dans la nuit, ceux qu’on aime se comportent bizarrement, quelque chose accroche dans la toile du réel. Dans les nouvelles de Carver, ce décalage arrive souvent sans prévenir, au détour d’un mot ou d’une phrase qui vient semer le trouble au milieu d’une écriture pourtant simple et concrète. Ici, la mise en scène d’Armel Roussel fait le choix d’amplifier cet aspect : la direction de jeu souligne souvent le malaise, en agrandissant tous les petits mots, les petites réactions ; grossis à la loupe, ils ont l’air déformés et suspects, ils ont l’air de cacher quelque chose. Dans certaines « bulles », nous étions comme électrisé·es par la crainte d’une catastrophe à venir, qui n’arrive jamais vraiment. Sans doute nourri·es par les films d’horreur et l’angoisse lynchéenne, nous redoutons le monstre et l’explosion qui nous libérerait d’une tension que Carver et Armel Roussel ne dénouent pas, et avec laquelle ils nous laissent repartir.

Le fait de rester en petit groupe (une quinzaine de personnes) semble par ailleurs alimenter cette sensation : avions-nous le droit de voir ce que nous avons vu ? L’intimité nous place en voyeur·ses de ces mystères du quotidien et des relations humaines, alors que nous faisons pleinement partie de l’installation, de la scénographie – littéralement assis·es au pied du lit, frôlant presque les comédien·nes. A-t-on le droit de toucher aux chips ? Une impression de voyeurisme renforcée par les moments de déambulation entre les nouvelles, au cours desquelles nous apercevons à la dérobée le décor et les figures d’histoires que nous ne vivrons pas. Comme à la lecture de Carver, nous finissons alors par soupçonner des gouffres existentiels derrière chaque mur et chaque visage.
Le théâtre de l’intime
Ces gouffres existentiels sont le lot des personnages de Carver, humains ordinaires aux préoccupations vitales. Derrière le vernis du quotidien, elles et eux se demandent en effet quel est le bon moment pour faire un enfant, s’il y a un avenir à aller vivre en Alaska, si la nourrice n’est pas en train de nous enlever nos enfants, si l’on souhaite être débranché·e le jour où les machines nous maintiendront artificiellement en vie… Malgré le peu de temps que l’on passe avec eux, les personnages ont la sensation du réel : faillibles et angoissés qu’ils sont, on s’identifie à eux avec empathie et tendresse.
Ces gouffres existentiels sont le lot des personnages de Carver, humains ordinaires aux préoccupations vitales.
La sensation d’intimité est au cœur du dispositif technique choisi par Armel Roussel dans certaines nouvelles, auxquelles nous assistons casque sur les oreilles. Cette immersion sonore permet à la fois un jeu très feutré pour les comédien·nes, capté·es par leurs micros, et la cohabitation de toutes ces bulles séparées uniquement par quelques pendrillons. Si celle-ci fonctionne dans certaines nouvelles, nous plongeant par exemple dans la douceur d’une conversation sur l’oreiller, l’impression en est parfois étrange : si proches que nous sont les interprètes – physiquement et au creux de nos oreilles – une distance s’instaure par le truchement de l’amplification, une sensation quasi cinématographique, qui parfois nous coupe un peu de la présence tangible des corps. À l’opposé lorsque nous assistons sans interface aux interactions des personnages, nous nous trouvons immédiatement traversés par un faisceau d’émotions – tel dans cette fête entre amis où, entre les verres de coca et une pipe à eau en forme de fusil, le grotesque des rires et le tourment de la paranoïa sont proprement électrisants.
Carver internationalisé
Si l’univers de Carver est celui des petites villes états-uniennes des années 60 – un monde auquel viennent faire écho les amusants intermèdes de bingo dans le hall du théâtre –, la compagnie n’hésite pas à transformer le contexte initial pour nous faire voyager. Il en est ainsi de cet homme alcoolique et solitaire interprété par Jarmo Reha, un acteur estonien, qui ancre son récit dans la réalité de l’ex-république soviétique et ses angoisses (la menace militaire russe). Ou, de manière plus étonnante encore, de cette proposition faite à Indianostrum, une troupe de Pondichéry, de s’emparer d’une des nouvelles (Plumes) pour en faire une adaptation filmique. Nous y assistons dans une salle de cinéma improvisée, après les explications du metteur en scène sur les difficultés de l’adaptation dans une culture aussi différente. De cette histoire d’un dîner entre deux couples perturbé par des paons, des dents tordues et un bébé affreusement laid, la proposition réussit le pari de sa transposition en Inde, sans perdre de Carver l’étrangeté et le malaise qui le caractérisent. Des expérimentations qui, sans être toujours aussi convaincantes que les autres, racontent l’universalité de l’écriture de Carver, sondant les désarrois de la vie moderne partout où ils affleurent.

Dans cette proposition stimulante, Armel Roussel et son équipe réussissent le pari de nous faire entrer dans la sensation d’une écriture, et de créer chaque fois des ambiances nouvelles en variant les angles d’attaque. Si les parties sans casque nous ont semblé plus intéressantes, car débarrassées des codes du cinéma pour rentrer dans une incarnation troublante, cette série de scènes comme vues par le trou de la serrure réussit chaque fois à créer le frisson de l’étrange, et à nous laisser sur le seuil d’une autre réalité insoupçonnée. Nous avons entrouvert les portes du mystère des autres, et nous en repartons sur la pointe des pieds.
Soleil
D’après les nouvelles de Raymond Carver
mise en scène · Armel Roussel
jeu · Paul-Adrien Bertrand, Sam Chemoul, Arnaud Chéron, Romain Cinter, Jade Crespy, Carole Gantner, Lucie Guien, Fatou Hane, Serge Yéroné Koto, Ashley Martin, Vincent Minne, Chloé Monteiro, Eva Papageorgiou, Jarmo Reha, Anthony Ruotte, Lode Thiery, Aymeric Trionfo, Uiko Watanabe, Coline Wauters, Judith Williquet, Jeanne De Mont (voix) et Karim Barras (voix), Koumarane Valavane & Indianostrum (film)
création musicale et sonore · Pierre-Alexandre Lampert, Ashley Martin, Théophile Rey, Coline Wauters, Sarah Wéry, Judith Williquet
coordination sonore · Théophile Rey
lumières · Stéphane Babi Aubert
direction technique · Nicolas Ahssaine
régie générale · José Moya
décor · Alissa Maestracci
costumes · Coline Wauters
vidéo · Simon Benita, Koumarane Valavane & Indianostrum
assistanat général · Joe Gardoni
diffusion/communication · Alex Sartoretti
médiation · Romain Cinter
presse · Bureau nomade – Carine Mangou, Estelle Laurentin, Patricia Lopez
production · [e]utopia/Armel Roussel
Prochaines dates
30 septembre au 4 octobre – Théâtre du Nord, Lille
14 au 22 novembre – Théâtre Varia et Théâtre les Tanneurs, Bruxelles
Un article de Yannaï Plettener et Ariane Issartel.
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