Au Théâtre Silvia Monfort, Julien Fišera s’invite dans le monde de Maurice Ravel, pendant sa période de solitude et de maladie au Belvédère de Montfort l’Amaury. A travers un dialogue avec l’étonnante gouvernante de Ravel, Madame Reveleau, un portrait en creux du compositeur se dessine par petites touches discrètes. Un objet ludique et profond.
Le poids des choses
Le Ravel de Julien Fišera nous expose l’état de son cerveau embrumé : « Dans mon rêve, tout est mécanisme, automate, membres articulés ».
« J’ai, comme vous le savez, le goût des choses réglées », affirme Ravel en ouverture de la pièce. Le comédien Vladislav Galard lui prête son élégance précieuse et mélancolique, enroulé dans une robe de chambre vaguement orientale, et comme manquant de se cogner à tous les angles avec son grand corps rendu gauche par la maladie. Dans ce huis-clos étouffé de tapis et de solitude, le compositeur nous apparaît perturbé par un rien, embourbé dans les choses et le langage, sans perdre pourtant une certaine légèreté fantasque qui sonne comme une politesse. Son discours est heurté, perturbé par des détails minimes qui le font aller vers des chemins de traverse.

C’est que déjà, Ravel souffrait du mal qui n’allait pas tarder à l’emporter : une maladie cérébrale dégénérative assez mystérieuse et encore peu identifiée, qui se manifesta par de multiples déraillements progressifs – troubles de l’écriture, du mouvement, problèmes d’élocution, et une confusion étonnante chez un individu aussi maniaque et précis. Également grand insomniaque et sujet à des manies comportementales qui tournent à l’obsession (rites vestimentaires et culinaires, amour des listes), le Ravel de Julien Fišera nous expose l’état de son cerveau embrumé : « Dans mon rêve, tout est mécanisme, automate, membres articulés ». Et pourtant, dans ce monde parfait des choses ordonnées, un grain de sable enraye la machine, tous les cycles rythmiques sont disjoints, il n’y a plus ni « conjonction », ni « correspondance ».
Au cœur du mécanisme
Aux tentatives de récupérer la mainmise sur les « choses réglées », Julien Fišera oppose un détraquement intérieur incarné par le percussionniste Anthony Laguerre.
Le spectacle a l’élégance de très peu expliquer ce qu’il fait, sauf dans de rares moments théoriques un peu surprenants. Au contraire, il semble majoritairement faire confiance au public pour saisir ce qui se joue, avec une grande liberté dans la forme, et une attention toute particulière à l’atmosphère notamment sonore. C’est un compositeur en train de mourir, sans éclat, sans héroïsme – qu’est-ce que « Maurice Ravel », au fond ? Parfois, il parle de lui à la troisième personne, comme si cette figure-là n’existait déjà plus. Et aux tentatives de récupérer la mainmise sur les « choses réglées » qui lui échappent, Julien Fišera oppose un détraquement intérieur incarné par le percussionniste Anthony Laguerre.
D’abord invisible, il envahit peu à peu le plateau avec ses cymbales, clochettes, tambours et bols tibétains, rongeant l’espace disponible. Ce paysage sonore de percussions et de nappes, amplifiées et déformées, m’a fait l’impression d’un manoir vide avec des machines bizarres dans les profondeurs, et une énorme cloche qui sonne douloureusement quelque part. Très concrètement, Ravel semble lutter contre son chaos intérieur, en maintenant sa dignité raide face à tout ce qui s’effondre en lui – « de toute façon toutes les machines nous lâchent ! ».
Parler de la musique
On n’entendra jamais une note de Ravel dans cette pièce crépusculaire, et c’est tant mieux.
On n’entendra jamais une note de Ravel dans cette pièce crépusculaire, et c’est tant mieux : le pick-up ne fonctionne pas, le Boléro n’est qu’un fantôme dont on cite vaguement le rythme percussif obsessionnel – et Ravel lui-même n’avait pas beaucoup d’affection pour cette pièce, qu’il considérait comme un simple exercice d’orchestration. Le spectacle réussit pourtant ce pari difficile de parler de la musique de Ravel d’une manière intime et troublante, d’évoquer les bizarres mécanismes qui président à l’écriture et le tourment d’une œuvre musicale en cours d’élaboration – tout cela par des détours, jamais frontalement. Et dans cette étrange relation entre compositeur et gouvernante, sans complaisance, et souvent très drôle, c’est aussi l’homme qu’on devine, un simple homme en train de s’égarer en lui-même. Les rôles sociaux souvent s’échangent ; « moi aussi, je suis premier degré », avoue le compositeur délicat à Madame Reveleau. A l’inverse, la gouvernante se lance parfois dans de grandes descriptions de sa musique, comme pour tenter une dernière fois de nous en faire goûter le sel, par procuration.

Bien sûr, je me suis invitée dans ce cerveau avec un délice particulier, public conquis que j’étais en arrivant avec mon amour pour Ravel chevillé au corps, et toute sa merveilleuse musique en négatif dans ma tête. En aurait-il été de même pour un·e non-musicien·ne ? L’impossibilité qui m’a si souvent frustrée de ne pouvoir dire ce que cette musique provoquait en moi, je l’ai retrouvée encapsulée dans ce drôle de trio. J’y ai vu ce mystère insondable de l’inspiration musicale, qu’on essaie de circonscrire mais qui échappe toujours – surtout quand le cerveau s’enraye comme un petit mécanisme d’automate, emportant ses secrets. « L’enfant hanté », comme l’appelle affectueusement Madame Reveleau, s’est enfoncé dans son monde d’horloges parfaites, de pantins et de soleil, là où nous ne pouvons plus l’atteindre. Avec délicatesse et discrétion, le spectacle raconte tout doucement l’histoire d’une disparition.
Dans le cerveau de Maurice Ravel
Conception et mise en scène · Julien Fišera
Texte · Julien Fišera & Vladislav Galard
Écriture musicale · Anthony Laguerre
Jeu · Vladislav Galard & Thomas Gonzalez
Scénographie · François Gauthier-Lafaye
Lumières · Kelig Le Bars
Costumes · Elisabeth Cerqueira
Régie · Jean-Gabriel Valot
Production · Compagnie Espace Commun
Prochaines dates : le 13 mai au Théâtre des Quatre Saisons (Gradignan).
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