Le Théâtre Silvia Monfort participe lui aussi au fringant Paris Globe Festival, un moment de découverte d’artistes internationaux qui ouvre grand nos perspectives. C’est avec la comédienne libanaise Hanane Hajj Ali que le public a rendez-vous ce jour-là, pour Jogging, un seule en scène étonnant et libérateur.
Le théâtre illégal
Hanane Hajj Ali nous accueille avec familiarité dans la grande salle du Monfort. En tenue de sport, elle s’échauffe, tant pour le jogging dont elle a fait son cadre fictionnel que pour la performance qui l’attend. Pendant près d’1h45, la comédienne tiendra seule le plateau, imposant son rythme, son charisme et son sens du tragique. C’est qu’il faut à la fois du tragique et de l’absurde, de l’horreur et de l’humour pour prendre la parole dans le contexte qui est le sien. Elle nous l’apprend à travers un texte qu’elle fait lire à une personne du public prise au hasard : ce spectacle est en quelque sorte dans l’illégalité, car il n’a pas été validé par la censure libanaise. Dans son pays, les théâtres prennent le risque d’une amende ou de la prison s’ils s’aventurent à la programmer ; là-bas, elle n’a pu jouer que dans des cadres alternatifs, des tiers-lieux engagés qui font de ce choix un acte politique. On se sent d’autant plus privilégié·es d’entendre ici cette voix dans les murs amis du Monfort, protégé·es que nous sommes par la relative liberté des scènes françaises – pour combien de temps encore ? Hanane Hajj Ali y fait même allusion rapidement en évoquant les coupes du budget de la Culture qui l’ont amenée à réviser certains éléments de scénographie. En creux, elle nous fait voir un pays où l’art ne peut pas déployer librement sa parole ; et où, par contraste, il (re)devient absolument nécessaire et vital. « Ce spectacle, nous dit Hanane Hajj Ali, touche les trois sujets que le gouvernement libanais ne veut pas voir sur scène : la sexualité, la politique et la religion ».
Fantômes du Liban
De ce Liban, nous ne verrons en surface pas grand-chose, si ce n’est un Beyrouth fantasmé dans lequel Hanane court tous les matins, « après avoir pris son cachet contre la thyroïde et enfilé ses bas de contention ». La course est ici, comme la marche, le prétexte au déploiement d’une pensée en acte, si ce n’est qu’elle y ajoute un degré d’urgence. Devant quoi court-elle, dans ce simple exercice de santé qui devient réflexion philosophique, dialogue avec Dieu, exploration de ses craintes sur l’avenir du pays, promenade hantée dans les méandres de sa vie de femme, mère, artiste, militante ? La course devient le fil rouge de cette performance magnifique, qui n’évoque la guerre qu’indirectement et à travers des faits écrasants et simples : « aucun de mes enfants n’est né en temps de paix ». Elle permet de dérouler le fil des rencontres imaginaires avec de grandes figures de femmes tragiques, comme autant de statues entrevues sur le bord de la route. Dans ce jogging, Hanane remonte parfois le temps ; impossible de donner un âge à cette femme puissante qui semble, selon les angles des projecteurs, avoir à la fois 25 ans, 50 ou 80. Sur l’espace carré de sa performance, entourée comme pour un rituel des éléments de costume qu’elle utilisera tour à tour, elle représente tout ce que le régime libanais voudrait faire taire : une femme libre au parler droit, intelligente, drôle, entière, et terrible quand il le faut.
Médée
La figure de Médée hante ce Jogging, sous trois visages différents, du personnage de la sorcière antique à des versions contemporaines réelles de mères infanticides. On peut se demander pourquoi c’est précisément ce personnage qui nourrit l’imaginaire tragique du spectacle ; un simple « rêve de comédienne », comme l’affirme Hanane, l’envie de jouer l’injouable, d’aller sonder les profondeurs de ce sentiment impossible – comment peut-on en venir à tuer ses enfants ? Plus que les amours incestueuses de Phèdre ou la vengeance de Clytemnestre sur son mari, il y a là quelque chose qui nous dépasse et nous effraie. Mais peut-être Médée est-elle au fond LA figure de mère par excellence, qui pousserait la protection et le sacrifice jusqu’à un point extrême : tuer ses enfants pour les protéger ? Cette pensée impensable grignote les coins de notre conscience au fur et à mesure de la pièce. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est Médée qui s’impose dans ces temps troublés, Médée la mère impossible. Subtilement, la mère glisse vers la patrie, celle qui préfère que ses enfants meurent plutôt que de les laisser à un Jason qui aurait pris le visage d’un religieux fanatique. La pire punition, pour Jason comme pour son avatar moderne, est de perdre ses enfants : on lui ôte sa puissance d’agir en le privant de descendance à modeler ou à sacrifier à son tour. C’est peut-être le degré ultime du désespoir : quand les mères refusent de laisser leurs enfants vivre plus longtemps dans ce monde-ci, lorsqu’elles refusent de repeupler le monde dévasté par la guerre – lorsqu’elles renoncent, lorsqu’elles punissent, lorsqu’elles disent non.
A sa manière, Hanane Hajj Ali dit non, et oui. Non à ceux qui croient pouvoir brimer l’expression et faire taire les femmes et les mères ; oui à ce corps, à cette voix, à cette puissance de vie qui se réapproprie le tragique comme un oxygène, et y trouve la force de courir encore.
Jogging,
Écriture et interprétation – Hanane Hajj Ali
Mise en scène – Eric Deniaud
Du 22 au 25 mai 2024 au Théâtre Silvia Monfort, dans le cadre du Paris Globe Festival
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