L'Arrière-Pays

L’Arrière-Pays : le théâtre est un jeu d’enfant

Un homme et une femme se présentent face à nous, devant le rideau. La femme nous regarde, ouvre la bouche, inspire, et… surprise ! C’est une voix d’enfant qui s’élève en lieu et place de sa voix de femme adulte. Pas de magie ici sinon celle de l’artifice théâtral : c’est bien sûr du play-back. Le dialogue qui commence entre l’homme et la femme est donc un débat d’enfants : pour ou contre le théâtre ? Pour l’un, le théâtre, « c’est nul ! ». Parce qu’on s’y ennuie, ça fatigue et c’est énervant. Son amie essaie pourtant de le convaincre que le théâtre, c’est comme un jeu : on peut tout jouer au théâtre, les comédien·nes elleux-mêmes jouent. Finalement c’est presque comme être un enfant, à la différence que les acteur·ices ont préparé, tandis que les enfants improvisent en permanence. Mais c’est sur ce parallèle à la fois évident et lumineux que se clôt ce petit préambule méta-théâtral et que s’ouvre le rideau, dévoilant un plateau rempli d’une multitude de peluches en tout genre, des animaux mignons (hérisson, girafe, chat, renard…) aux créatures imaginaires (Pikachu, Furby)… et trois gros ours. On est bien dans une chambre d’enfant, mais un enfant particulièrement gâté, à voir la montagne de doudous, ce foisonnement de couleurs et de poils qui donne envie de s’y jeter la tête la première.

Décalage corporel

L'Arrière-Pays, des Trois points de suspension
© Kalimba

Cette envie qui nous prend, resurgissement de nos désirs enfantins, agit comme une porte d’entrée dans l’univers de L’Arrière-Pays. A travers cette scénographie, la compagnie franco-suisse Les Trois Points de suspension (& 3615 Dakota), tentent une reconstruction sensible de ce continent perdu de la vie, cet arrière-pays de la mémoire, figé dans une photographie intérieure, qu’est l’enfance. Et pointent vers ce qui en est une des caractéristiques essentielles, qu’elle partage avec le théâtre : la capacité à tout animer, à doter de vie et de mouvement n’importe quel jouet – comme ces trois gros ours en peluche qui se lancent tout d’un coup dans une chorégraphie –, et à inventer des histoires à tout bout de champ, pulsion vitale de l’enfance qui passe tout à la moulinette du récit et de la reconstitution dans une énergie inouïe. Au milieu de ce grand terrain de jeu, il y a donc quatre adultes un peu paumés, dont le costume-cravate bien sérieux de ceux qui exercent un métier se laisse en fait déborder par les baskets colorées et les traits de peinture sur le visage, et dont le gosier ne laisse s’échapper que des voix d’enfants.

L’idée d’un spectacle intégralement joué en play-back, si elle n’est pas nouvelle, devient absolument géniale quand il s’agit ici de voix d’enfants. Le décalage entre ces corps qui apparaissent dès lors démesurés, encombrants et inadaptés, et ces voix au timbre aigu, à la prononciation hésitante et à la grammaire approximative, est une inépuisable et inégalée source d’humour pendant tout le spectacle. D’autant plus que les comédien·nes – les formidables Beauregard Anobile, Ève Chariatte, Maud Jégard, Franck Serpinet –, d’une précision époustouflante dans leur synchronisation, inteprètent par le geste et l’expression faciale toutes les émotions et intonations de ces paroles avec le plus grand sérieux du monde, qu’il s’agisse d’affirmations péremptoires ou performatives (« T’es la meilleure des copines, je t’aime ! ») ou de cris et de pleurs. On rit tout autant des paroles d’enfants, tantôt parce qu’on s’y reconnaît, tantôt pour leur seule absurdité, que des mimiques des adultes calquées sur elle, comique corporel désopilant au possible.

Une autre enfance est possible

Mais L’Arrière-Pays est plus qu’un spectacle hilarant. Les paroles recueillies des enfants, entre les jeux, prennent vite un tour philosophique, nous rappelant qu’il n’y a pas d’âge pour se formuler des interrogations existentielles. Ainsi, on passe d’un débat sur Dieu, la mort et la réincarnation – ponctué de profondes sentences telles que « Il vaut mieux mourir avant que la Terre explose » – à tous les questionnements qui agitent le quotidien des enfants : les règles, la violence, la hiérarchie sociale, l’amitié, dont ils et elles testent en permanence les limites, les malaxent par le jeu afin d’en éclaircir la définition. Les Trois points de suspension mettent en scène ces discussions avec la totale liberté qui caractérise l’imagination enfantine, à grands renforts d’accessoires et de déguisements, avec souvent beaucoup de facétie. Ainsi, on pourra entendre Dark Vador disserter sur le bien et le mal et la complexité de l’être humain, à la fois méchant et gentil, et comme quoi « ça arrive de faire des bêtises » et « c’est pas ultra giga méga ultra méga grave. » Ou encore un château gonflable se faire gronder par un enfant qui joue au parent (« Tiens-toi droit ! »). Mais aussi des apparitions sans logique apparente, d’une licorne à un homme-feuille, en passant par une Céline Dion appelant sa maman au vocoder sous une pluie de bulles. Et on pourra constater le déséquilibre constant dans lequel évolue l’enfance, sur un fil, car, si chaque micro-événement peut à tout moment dégénérer en bagarre, les discussions peuvent également donner lieu à des réflexions magnifique de justesse et de simplicité : « c’est quoi une copine ? C’est quelqu’un qui veille sur moi. »

L'Arrière-Pays, des Trois points de suspension
© Kalimba

S’il se présente comme un spectacle jeune public, L’Arrière-pays est à bien des égards un spectacle pour adultes autant que pour enfants, pour des adultes qui auraient un peu oublié ce que c’est que d’être enfant. C’est une totale inversion des rôles que dessinent Les Trois points de suspension, entre les enfants qui jouent aux adultes, simulation de la vie à venir, et les corps adultes qui s’adonnent sur scène à des jeux d’enfant, pantins de ces voix qui les animent comme des doudous. Jubilatoire et libératrice, cette inversion rappelle à la fois la pertinence de l’imagination créatrice comme modalité de rapport au monde, où tout devient possible si on arrive à l’énoncer, et raconte en creux ce que l’on perd parfois en vieillissant : non pas le cliché de l’insouciance (car les enfants sont tout autant des êtres soucieux, voire anxieux), mais une forme d’intensité, intensité à vivre, au plus près de ses émotions, dans une joie vivace du présent. Comme l’exprime un enfant qui ne sait pas s’il veut grandir ou pas, « les adultes ont moins de temps et gardent plus leurs émotions ». C’est cette intensité que les Trois points de suspension, et peut-être le théâtre en général, s’efforcent de retrouver, et parviennent à toucher du doigt dans cet Arrière-pays fantastique et pas nul du tout.

Tous nos articles Théâtre.